Paysage marqué: réflexions du commissaire
Quels souvenirs avez-vous gardés de vos cours d’histoire? À quel moment des événements de notre conscience sociale passent-ils du statut de « simple nouvelle » à celui de « sujet enseigné » aux générations suivantes? Qui décide de ce qui passe à l’Histoire? Quels facteurs doivent être présents pour que des injustices ne soient pas oblitérées par des récits officiels? Quels rôles jouent les événements-chocs dans la constitution de l’histoire du Canada? Ce que nous apprenons et notre manière d’apprendre ne s’excluent pas mutuellement. Nous avons besoin d’approches différentes pour parler de nos histoires; nous avons besoin d’autres voix, de plus de discussion et d’interprétation, et si l’art peut être un déclencheur de ces échanges, alors nous avons également besoin de plus d’art!
Le public d’une exposition d’art contemporain peut s’attendre à apprendre quelque chose sur les oeuvres présentées. Paysage marqué offre, lui, une leçon d’histoire abrégée. Plus que leur appartenance à des catégories, à un idéal ou, même, à la Banque d’art du Conseil des arts, la mémoire vivante et les lieux constituent les dénominateurs communs de ces oeuvres d’art. En soi, l’exposition ne cherche ni à faire un tour complet de tout ce qui a secoué le Canada ni à dresser les jalons des 60 dernières années : le discours proposé est subjectif. Les oeuvres s’insèrent dans l’exposition, telles des marques dans le grand récit historique national, des fuites par lesquelles se dérobe la mémoire si on ne s’arrête pas volontairement pour les (re)marquer. Voir l’histoire comme le filtre du discours dominant procure aux conversations qu’alimente la mémoire une autre résonnance. Cela nous force à reconsidérer ce que nous croyons savoir pour mieux remettre en question nos façons d’apprendre et, ainsi, d‘adapter nos perceptions en fonction de la compréhension des expériences vécues.
Est-ce que la représentation donnée par un artiste d’une tempête de poussière dans les Prairies peut évoquer les souffrances de David Milgaard, injustement condamné et emprisonné pendant 30 ans pour un crime qu’il n’avait pas commis? Est-ce que l’image d’une tornade menaçante à l’horizon peut servir de métaphore à la pandémie du VIH/sida ravageant une communauté? À quel moment une maison cesse-t-elle de représenter une demeure pour symboliser plutôt la captivité? Comment le traumatisme et la honte des agressions en milieu sportif (ou toute autre agression) peuvent-ils être évoqués autrement que par l’isolement? On qualifie souvent l’attentat du vol d’Air India de la plus grande tuerie de l’histoire du Canada : peut-on le représenter à l’aide d’une foule étourdissante de modèles réduits d’avions? Un paysage apolitique existe-t-il vraiment?
Lorsque l’on regarde une oeuvre d’art, on est convaincu qu’un savoir se transmet de la main de l’artiste à notre cerveau. Mais que se passe-t-il si ces oeuvres sont présentées comme les substituts d’autres idées? La sélection des oeuvres de Paysage marqué fait directement référence à des jalons de la culture comme la crise d’octobre et l’Accord du lac Meech. Cependant, cette exposition déjoue souvent les propositions pour que nous puissions nous-mêmes approfondir des questions d’inégalité sociale ou des soulèvements culturels, notamment l’adoption de la Loi omnibus de mai 1969 et les histoires sombres sur l’internement des Canadiens d’origine japonaise ou sur les affreuses conditions de vie imposées par la Ville d’Halifax aux citoyens d’Africville.
Et dans ces histoires, il y a celles des peuples autochtones. Qu’il s’agisse de revendication territoriale, de marginalisation, de racisme systémique ou de mauvais traitements, les réalités de la colonisation vécues par les peuples autochtones du Canada occupent une place importante au sein de l’exposition. Cinq oeuvres en particulier ont été regroupées pour susciter des conversations sur la crise d’Oka, le legs tragique des pensionnats et le racisme auquel font face les Premières Nations et les autres peuples autochtones.
Une discrimination illustrée notamment par le fait qu’ils ont été les derniers citoyens à obtenir le droit de vote, en 1969. Une discrimination qui a favorisé l’émergence d’une culture où les femmes et les hommes autochtones sont respectivement quatre et sept fois plus susceptibles de connaître une mort violente que les non autochtones.
Le portrait d’une femme seule en milieu institutionnel, le dos tourné à l’observateur, pourrait évoquer la misogynie et ses répercussions au fil de l’histoire. Bien entendu, les « marques » décrites dans cette démarche pointent vers des inégalités sociales plus vastes et vers quelques réussites qui se dessinent dans notre paysage culturel. Dans ces grands enjeux s’infiltrent des récits personnels, notamment les agressions sexuelles sur des mineurs survenues dans des milieux sportifs et dévoilées récemment. Il y a également la représentation d’un rêve éveillé sur le sens que prend « Canada » pour un nouvel arrivant : une route de papier présentée comme une activité parascolaire typique pour chaque jeune. Paysage marqué commence par une image unique : une carte du Canada – à la fois une représentation fidèle du territoire et une composition métaphorique traçant des lignes de démarcation politiques et sociales aux implications profondes.
Paysage marqué a été exposée à Âjagemô, la salle d’exposition du Conseil des arts du Canada, située au 150, rue Elgin à Ottawa, du 12 mai au 2 octobre 2016. Du 27 avril au 30 juillet 2017 elle sera présentée au Art Museum of the Americas à Washington D.C.