Fond bleu

L’art à Terre-Neuve : prière de laisser vos attentes à la porte

11 janvier 2016
Oil and Water, de la compagnie Artistic Fraud.
Jeremiah Sparks, Starr Domingue, Neema Bickersteth, Alison Woolridge, Anderson Ryan Allen et Petrina Bromley, dans la pièce Oil and Water, de la compagnie Artistic Fraud. Photographe(s) : Peter Bromley

En juillet 2015, Claude Schryer, coordonnateur du Bureau Inter-arts du Conseil des arts du Canada, a participé à Liminus, un festival interdisciplinaire de 4 jours qui se déroulait à Woody Point, à Terre-Neuve. Par la suite, il a invité Robert Chafe, qui participait à ce festival, à nous faire part de ses observations au sujet de la scène artistique et de la vie culturelle sur « le rocher ».  

Lorsque ma compagnie, Artistic Fraud, a commencé à se produire en tournée en 1999, le public et les médias réagissaient souvent en nous demandant : « créez-vous réellement ces œuvres à Terre-Neuve? »

Il semblait y avoir un décalage entre ce que nous offrions et ce que le pays attendait de Terre-Neuve-et-Labrador.

Il ne fait pas de doute qu’à l’époque, et même encore maintenant, la plupart des Canadiens connaissaient les Terre-Neuviens en raison de notre présence massive dans les comédies présentées à la télévision. Codco, This Hour has 22 Minutes, The Rick Mercer Report, Jonny Harris : une chose est sûre, en matière d’humour, Terre-Neuve joue dans la cour des grands. Cela n’altère en rien le respect et l’amour que je porte à ces artistes. Ce sont mes collègues, mes amis, et ils m’inspirent énormément. Mais j’ai tout de même été saisi lorsqu’à la radio de la CBC, un panel qui discutait du théâtre dans chacune des provinces a mis de côté Terre-Neuve sous prétexte que « tous les gens de théâtre de là-bas ont fait le saut à la télé ». Et les membres de ce panel ne sont pas les seuls à penser cela… Après la représentation d’une de nos pièces, un spectateur m’a révélé que c’était la première fois qu’il entendait l’accent de Terre-Neuve dans un contexte autre que comique. Le fait est qu’on s’attend encore à ce que notre art fasse rire, à tout le moins en ce qui concerne les arts de la scène.

Changer le discours

Nous sommes peut-être souvent perçus comme une race de valeureux insulaires qui viennent à bout des difficultés à force de rire. C’est un discours que nous avons nous‑mêmes façonné. Un cycle de saine introspection est en jeu ici, auquel je suis moi‑même coupable de me prêter. La perte du statut de pays, la perte des pêcheries, la perte de notre innocence (particulièrement autour de la Première Guerre mondiale) : ces discours sont explorés encore et encore tandis que nos conteurs tentent d’y voir un lien avec notre place encore relativement nouvelle dans le monde.

Les œuvres des [nouveaux artistes] font un habile aller-retour entre passé et présent, abordant des enjeux contemporains tout en interpellant les fantômes de notre passé de façon toute naturelle.

Les plus jeunes auteurs de théâtre semblent disposés à explorer d’autres enjeux. Les œuvres de Megan Gail Coles et de Meghan Greeley, en particulier, abordent des enjeux politiques plus approfondis, et ne pourraient être plus éloignées des comédies terre-neuviennes auxquelles on s’attend. Une nouvelle génération de cinéastes (Sherry White, Adriana Maggs, Justin Simms, Stephen Dunn, Deanne Foley, Christian Sparkes) abandonnent la recherche d’identité culturelle et abordent des questions plus personnelles. Ils créent des récits plus universels et plus variés tout de même empreints d’une touche locale. Et ce sont nos romanciers qui frayent le chemin : Lisa Moore, Michael Crummey, Michael Winter, Kathleen Winter. Leurs œuvres font un habile aller-retour entre passé et présent, abordant des enjeux contemporains tout en interpellant les fantômes de notre passé de façon toute naturelle.

Le financement façonne l’œuvre… et procure un avantage

Au cours des 20 dernières années, les fonds octroyés pour les nouvelles œuvres d’art à Terre-Neuve étaient rattachés à des commémorations (Marconi, les Vikings, la Première Guerre mondiale – la liste est longue) et étaient adaptés au marché touristique en pleine expansion. Le financement façonne l’œuvre. Est-ce que je m’imaginais créer un spectacle sur Marconi? Certainement pas, mais ce spectacle fut créé, pour le meilleur et pour le pire.

Dans le cadre du modèle du tourisme culturel, notre histoire et nos légendes sont transmises au visiteur sous forme de nouvelles œuvres. Ces œuvres, la plupart du temps audacieuses et avant-gardistes, illustrent bien le caractère infatigable des artistes d’ici. Ils ne se contentent pas non plus de présenter un « contenu prémâché » au public local, qui en demande beaucoup plus. St. John’s, plus particulièrement, présente des festivals forts influents qui reviennent année après année. Le Festival of New Dance et le Sound Symposium, par exemple, ont tous les deux mis de l’avant un esprit d’aventure et de dépassement inégalé pour les publics de notre petite ville.

Sachez que l’auto-reconnaissance et les œuvres régionalistes qui en sont inspirées se poursuivront. Mais sachez aussi que les modes d’investigation utilisés sont étonnamment subtils, novateurs et habiles.

J’entends fréquemment les bailleurs de fonds nationaux et les organismes de soutien se plaindre qu’en dépit de la réputation que se mérite l’endroit pour sa myriade d’artistes, les Terre-neuviens ont peu d’intérêt pour les services de ces organismes et y ont très peu recours. Est-ce là la mentalité insulaire? Partiellement.

Les artistes de Terre-Neuve-et-Labrador ne demandent pas mieux que d’obtenir votre intérêt et votre respect. Laissez vos attentes à la porte. Sachez que l’auto-reconnaissance et les œuvres régionalistes qui en sont inspirées se poursuivront. Mais sachez aussi que les modes d’investigation utilisés sont étonnamment subtils, novateurs et habiles. Certaines disciplines (cinéma, littérature, musique, danse) se modernisent plus que d’autres (le théâtre, notamment). Mais toutes suivent leur propre chemin vers l’auto-réalisation, en étant déliées des attentes et de l’influence de la tradition.

Robert Chafe
Robert Chafe

Directeur artistique et dramaturge de la compagnie Artistic Fraud de Terre-Neuve

Robert Chafe est un dramaturge établi à St. John’s, dont les œuvres ont été vues partout au Canada, au Royaume-Uni, en Australie et aux États-Unis. Il est l’auteur de 17 pièces de théâtre et coauteur de huit pièces. Il a été finaliste aux Prix littéraires du Gouverneur général dans la catégorie Théâtre pour sa pièce Tempting Providence and Butler’s Marsh en 2004, et il a remporté ce prix pour sa pièce Afterimage en 2010. Sa pièce Oil and Water a été présentée en première à guichets fermés en février 2011 à St. John’s et continue d’être présentée en tournée au Canada.

Mots-clés Événements Histoires d'artistes