Quand même, tsé : la résilience esthétique de l’art visuel hip-hop
La démarche du commissaire : Mark V. Campbell
L’exposition Quand même, tsé rend hommage aux artistes en arts visuels du Canada qui ont façonné la culture et l’esthétique du hip-hop. Avec leur art, ces personnes ont mis la justice à l’avant-plan afin d’inspirer des changements sociaux d’envergure locale, mais aussi internationale. L’expression « Quand même, tsé» fait référence à une expression répandue dans le milieu du hip-hop évoquant la persévérance de ces artistes, qui ont surmonté beaucoup d’obstacles pour créer et bâtir leur communauté.
Si certains aspects des premières années d’existence du mouvement hip-hop – à la fin des années 1970 et au début des années 1980 – ont été bien documentés, les œuvres en art visuel de cette période étaient essentiellement temporaires. Les artistes superposaient souvent leurs graffitis sur ceux des autres et les éléments naturels ont détruit des murales extérieures. Les œuvres aux techniques mixtes de cette exposition explorent la manière dont les artistes en arts visuels de la culture hip-hop intègrent à leur travail des éléments historiques, nostalgiques et archivistiques pour laisser un héritage tangible. L’exposition souligne par ailleurs l’impact durable de ce courant sur la culture du Canada et sur l’esthétique visuelle caractérisant notre ère numérique.
Cette exposition s’inspire de Northside Hip Hop, une collection numérique détaillant l’histoire et la culture hip-hop au Canada. Après plus de dix ans d’existence, Northside se concentre sur les éléments visuels de la culture hip-hop, qui sont souvent difficiles à archiver en raison de leur nature éphémère et temporaire.
Connaissance de soi
Beaucoup considèrent que la connaissance de soi fait partie des éléments fondamentaux de la culture hip-hop, aux côtés des quatre piliers reconnus, soit le breakdance, le DJing, le MCing et le graffiti. Ce concept pourrait être défini par la possession d’une conscience personnelle affûtée par le rapport au pouvoir oppressif et discriminatoire qu’exercent les institutions et les processus sociaux. Cet élément est un fil conducteur de l’exposition. De nombreuses œuvres sélectionnées explorent l’idée de la connaissance de soi et s’inspirent de son apogée dans le monde du hip-hop, qui est survenue de la fin des années 1980 au milieu des années 1990. À cette époque, les artistes et les rappeurs témoignaient ouvertement d’une conscience sociale aiguë.
Dans Coltan Kills (2015), Eklipz renverse les messages contemporains promouvant la surconsommation pour mettre en lumière la dépendance des fabricants de téléphones cellulaires aux minéraux extraits dans des zones de conflit et souvent par des enfants soldats.
L’œuvre Don’t Shoot (2016) de Kalkidan Assefa dégage un sens critique semblable, braquant les projecteurs sur les meurtres récurrents et sur le recours à la force excessive qui alimentent le mouvement Black Lives Matter. Ici, une figure centrale dotée d’ailes rappelant celles d’un ange n’arrive pas à temps pour mettre à l’abri un groupe de jeunes non armés, pendant qu’une aura afrofuturiste promettant la transcendance du moment présent se dégage de sa chevelure afro.
Dans la même veine, Fight the Power (2016) de Mark Stoddart évoque la brutalité policière et la force excessive infligées à des générations de personnes afrodescendantes. L’œuvre trace un parallèle inquiétant entre les circonstances du meurtre de Radio Raheem, personnage de fiction du film Do the Right Thing (1989) de Spike Lee, et de celui d’Eric Garner, qui a véritablement été tué plus de trente ans après. Ces œuvres illustrent la manière dont la sensibilité sociale traditionnelle du hip-hop résonne encore aujourd'hui auprès des générations d’artistes actuelles, pour qui la justice demeure incontournable.
Sensibilité archivistique
Plusieurs des œuvres exposées remettent en question le caractère éphémère des graffitis, qui peuvent résister à l’effacement physique, mais aussi à l’effacement des mémoires qui s’effectue lorsqu’une murale s’estompe avec le temps.
Dans Fantasia 1987 – Hail the Lizard King (2020), Curly rend hommage à une murale emblématique réalisée à Edmonton en 1987, qui a encouragé des générations d’artistes de cette ville à commencer à graffiter. Pour l’exposition Quand même, tsé, Curly a reconstitué cette murale sur un tableau qui se fait le contrepoint d’une réalité épineuse : dans cette culture, bon nombre d’œuvres existent pendant moins d’une semaine avant que d’autres ne les recouvrent.
Dans Evolution of Graffiti and Revolt (2011), EGR exploite son imagination pour réfléchir à la question de la « mise en beauté » des villes, et plus particulièrement à la campagne d’effacement de graffitis menée à Toronto en 2011. S’éloignant de ses préoccupations plus publiques sur l’avenir de l’art du graffiti, l’artiste appose dans Art on Vintage Spray Cans (2007) des images de ses œuvres antérieures sur d’anciennes bombes aérosols, ce qui donne aux peintures une dimension archivistique. L’œuvre met aussi en évidence la grande place qu’occupaient les femmes dans la culture hip-hop avant les années 1990, lorsque d’importantes maisons de disques ont fait leur place et imposé à cette culture une image et une réputation hypermasculinisées.
L’œuvre Untitled (2010) d’Elicser Elliott jette elle aussi un regard attentif aux années antérieures à 1990. Cette peinture représente Soundwave, un personnage de radiocassette portative, ou boombox, bleu qui faisait partie du dessin animé Transformers en 1986, mais qui a été évacué de l’adaptation grand public produite en 2007.
Évoquant les techniques d’échantillonnage et de remixage caractéristiques du hip-hop, ces œuvres témoignent de la puissante capacité de cette culture à résister à l’effacement et à assurer la survie de sa mémoire.
Dehors et au-delà des rues
Le cadre bâti et l’environnement naturel occupent une place prépondérante dans les œuvres de cette exposition.
Par exemple, l’œuvre S to the T (2019), de STARE, est réalisée sur un canevas de béton qui représente la jungle urbaine.
Dans le même ordre d’idées, Moments of Movement: Freestyle Dances (2017-2020) de Mark Valino attire l’attention sur l’appropriation créative de l’environnement que font des danseurs et des danseuses de breakdance, qui utilisent pour leurs performances différents éléments naturels ou construits.
Plus loin des centres urbains, Dilo (2021) de Mique Michelle se penche sur des voies navigables, se distançant de l’urbanité associée à la culture hip-hop. Il s’agit d’une réflexion sur la démarche perpétuelle de l’artiste pour désapprendre le savoir colonial et revenir aux schémas de connaissance et aux modes de vie autochtones. Elle rappelle en outre aux observateurs la place centrale qu’occupe l’environnement dans notre existence, que les traités ont encore une incidence sur notre vie et que nous devons continuer de vivre dans le respect de l’Île de la Tortue, ou l’Amérique du Nord.