Commentaire de la commissaire
Seuils est une installation interactive se présentant comme un parcours que le public est invité à expérimenter. Une traversée qui n’est pas sans rappeler la vélocité de nos trajets urbains : microcoupures dans l’espace-temps du quotidien.
Formée d’une douzaine de portes de voitures de métro, l’œuvre s’active en présence du visiteur : elle lui cède littéralement le passage alors qu’il s’avance et la traverse. Les composantes de l’œuvre proviennent des véhicules MR-63 qui ont marqué l’imaginaire du déplacement collectif à Montréal. Le projet artistique contribue ainsi à maintenir vibrante cette mémoire technique. Les vieilles voitures ont fini leur vie utile dans un centre de récupération où elles ont été déchiquetées et les matières recyclées à grand coût environnemental. Dans nos sociétés consuméristes, l’obsolescence des objets technologiques s'accélère dans un processus de dépréciation des formes du passé. L’histoire des développements techniques que contient chaque avancée est rapidement disqualifiée dans des chaînes d'innovation disruptives. Les pièces réutilisées après une période d’inactivité contiennent pourtant un trésor d’inventivité humaine et racontent cette histoire. Démonter un mécanisme devenu obsolète et le remettre en route est fascinant, parce que cette dislocation met à jour le savoir-faire humain, et révèle comment celui-ci s’exerçait à une époque donnée.
À l’approche du visiteur, une première porte s’ouvre pour l’inviter à pénétrer l’installation, puis dans un enchaînement simultané, les portes cèdent et se referment derrière lui suivant son déplacement dans cet espace transitoire. C’est par l’usage de capteurs que cette succession d’ouvertures et de fermetures mécanisées se synchronise sur son passage : anticipant une présence, Seuils déploie son système d’interaction dans un mouvement ondulatoire fluide. Deux époques se rencontrent et convergent, la technologie récente des circuits intégrés gouverne des éléments mécaniques d’une autre ère. Exposé à la vue du public, le mécanisme de chacune des portes coulissantes est encastré dans un boîtier de plexiglas, le montrant ainsi à l’œuvre lors du passage. Optant pour la transparence, l’installation conserve et requalifie la mécanique interne des dispositifs originaux, la mettant en valeur et réaffirmant l’innovation lovée en dormance au cœur de l’obsolescence.
Ce n’est pas la première fois que de Broin revisite la mécanique d’un objet industriel pour en déplacer la fonction et le sens. On peut penser à Monochrome Bleu (2003), un conteneur à déchets usagé transformé en spa, ou encore Keep on Smoking (2005), un vélo où l’effort du cycliste se voit littéralement réduit en fumée. Plus ambitieuse, Shared Propulsion Car (2005) est une proposition consistant en une Buick Regal 1986 mise en circulation dans les rues achalandées de la ville de New York. La voiture fonctionne sans pétrole tout en conservant son apparence extérieure, modifiée de manière à rouler avec pour seul moteur l’effort physique des passagers et des pédaliers propulsant le véhicule. L’œuvre performative énonce un commentaire caustique sur les conséquences apocalyptiques de la consommation et du progrès technique. Sortir ces objets industriels de leur statut sclérosant – tant le conteneur, les véhicules que les portes de métro – permet d’activer des mécaniques spéculatives par lesquelles nous pouvons examiner d’autres mondes possibles à partir des vestiges du monde actuel. C’est aussi d’une certaine archéologie technique dont il est question : modifier les objets du monde c’est également émettre des hypothèses sur celui-ci, sur son potentiel et ses limitations, ce qui est possible et inversement, ce qui ne l’est pas, ne l’est plus. Les processus d’obsolescence tendent à nier ce potentiel : cette capacité de réutilisation de nos artefacts technologiques.
Seuils est une installation interactive – elle relève de la technique, de la technologie –, mais sa puissante matérialité procure une expérience sculpturale. S’expérimentant de l’intérieur, elle se contemple aussi de l’extérieur, immobile ou en mouvement, c’est selon. Que l’on soit passager activateur du dispositif ou spectateur du transit, ce qui est vu et vécu correspondent à différentes durées et perspectives : la lecture de l’installation s’en trouve dédoublée. Si lors de son incursion le visiteur a cette sensation d’être en quelque sorte moulé par la machine s’entrouvrant autour de lui sans résistance aucune, la même scène perçue à distance évoque un avalement, voire une dévoration, du visiteur par le dispositif. Ce faisant, le comportement de l’œuvre suggère une forme de manducation, créant un amalgame entre l’aspect mécanique de l’installation et quelque chose qui relèverait de l’univers organique.
Cette analogie avec l’ingestion/digestion entre en résonnance avec l’idée plus générale d’une transformation. Bien que l’installation soit assemblée à partir de dispositifs de contrôle (capteur, porte, circuit, programme), l’expérience proposée désobéit aux comportements initialement programmés des éléments constituants. Elle est inversement multiple, transformative et mouvante. Rien ici n’est fixe, et le principe même de ce qui renouvelle l’expérience n’y échappe pas.
L’œuvre et sa traversée suggèrent une volonté renouvelée d’avancer à travers une mise en abyme de seuils. S’agit-il de transiter vers un avenir ou à travers la mémoire technique de ses constituantes? Ou plutôt d’entrer dans un présent où les résistances s'atténuent, où ce qui est vu et vécu s’affirme et s’assouplit tout à la fois, offrant au visiteur une expérience où les dualités cessent momentanément de s’opposer sur son passage. Le monde s’ouvre, chaque mouvement qui le traverse crée une fissure dans la trame du temps : chaque geste posé entraîne avec lui un futur immédiat, de même son amorce est déjà mémoire.