Regarder le monde en face

La démarche du commissaire, Amin Alsaden

La présente exposition rend hommage à l’agentivité des artistes qui représentent les visages des communautés de « l’altérité » dans la partie nord du territoire traditionnellement appelé l’Île de la Tortue, soit l’actuel pays du Canada. Elle met en vedette le travail d’artistes autochtones et racisés historiquement sous-représentés. Tirées de la collection de la Banque d’art du Conseil des arts du Canada, les œuvres dépeignent une pluralité souvent occultée. 

Les visages représentés dans cette exposition sont variés : ils sont issus d’un éventail de pratiques artistiques et illustrent une myriade de sujets. Qu’il s’agisse d’autoportraits ou de représentations de proches, de bandes dessinées ou d’allégories, de personnages historiques ou de groupes contemporains, ces œuvres soulèvent des questions sur la manière dont les communautés, en particulier celles qu’on désigne comme « minorités », communiquent de façon brute, critique et créative leurs préoccupations, aspirations et visions du monde. 

En tant que membre d’une famille déplacée ayant trouvé refuge au Canada, j’ai appris à savourer la sécurité qu’offre ce pays à beaucoup d’entre nous. Or, j’ai également rencontré les problèmes systémiques qui divisent les communautés du pays et marginalisent ceux parmi nous qui sont perçus et traités différemment. Je vois rarement nos histoires représentées dans les musées canadiens, et les programmes d’histoire de l’art tardent à s’intéresser à ce que les gens comme moi et ma famille ont à offrir. J’ai tristement constaté la dichotomie qui existe entre la rhétorique entourant l’inclusion et les pratiques courantes d’exclusion, qui ont tendance à se manifester dans les cadres institutionnels. 

Il m’est donc apparu que la représentation et la reconnaissance peuvent constituer la première étape vers le sentiment d’appartenance et servir de fondement pour l’égalité. Or, lorsque certains membres de la société sont marginalisés, voire opprimés, le fait d’insister pour avoir une visibilité devient un acte de bravoure. Les œuvres de cette exposition transcendent donc les notions de visibilité et d’autoportrait : ce sont de vaillants actes de résistance et de généreuses affirmations de soi. Elles servent à imposer sa présence en dépit des difficultés et montrent comment certaines personnes et certains groupes souhaitent être perçus, sans filtre et sans censure. 

Vue de l’exposition. Regarder le monde en face.

L’exposition remet en question l’immobilisme du regard dominant qui réduit les cultures « autres » à un bloc monolithique, lisible et contrôlable. Les visages sont des visages, symbolisant une humanité libérée des distinctions érigées par la société. Toutefois, les visages représentés dans cette exposition montrent des origines, des perspectives et des préoccupations radicalement hétérogènes, qui sont parfois impossibles à exprimer, et encore moins à représenter au moyen de pratiques artistiques classiques. Amplifiant la différence et la multiplicité, le vaste éventail de représentations révèle l’incroyable complexité qui règne dans les communautés de l’altérité. Celles-ci, bien que parfois qualifiées de « minorités », sont en réalité un microcosme de la majorité globale. 

Ce qui unit ces diverses communautés est le monde que nous partageons collectivement : l’ensemble de ces artistes vivent ou ont déjà vécu au Canada. Lorsqu’il est question d’un monde commun, il est aussi question d’un territoire commun : l’exposition reconnaît que les visages représentés évoluent sur le territoire des peuples autochtones – les Premières Nations, les Inuits et les Métis – qui sont les premiers habitants et les gardiens actuels des terres sur lesquelles nous nous trouvons. De la même manière, l’exposition reconnaît le monde en mouvement dans lequel nous vivons, secoué par des crises qui menacent l’avenir de l’humanité telle que nous la connaissons. Je suis d’avis que la coopération est la seule issue pour surmonter les obstacles considérables qui menacent la planète – de la dévastation environnementale aux conflits sans fin, en passant par les pandémies et la polarisation politique. À ce moment charnière, nous ne pouvons survivre que si nous décidons de voir l’humanité qui se cache derrière le visage d’autrui, d’appuyer des causes communes, de combattre l’indifférence et les injustices, et de nous unir pour réparer les dommages que nous avons causés à notre planète, ce vaisseau si fragile. 

Si cette exposition met en valeur des visages, elle présente ces portraits dans une perspective d’appropriation de l’espace. Elle examine la relation entre le Canada – en tant qu’entité géographique, politique et culturelle – et ses communautés marginalisées (souvent regroupées sous l’appellation controversée « PANDC », problématique en raison de son postulat fondamentalement réducteur et isolationniste). Les membres de nos communautés peuvent ressentir un sentiment d’appartenance fragile avec le Canada, qu’ils soient les premiers à avoir habité ce territoire ou qu’ils soient arrivés dans ce pays dans les derniers siècles – qu’ils soient membres de diasporas ou de groupes déplacés de force, dont certains subissent régulièrement de la discrimination fondée sur la race, l’ethnicité et la religion, ou encore sur une combinaison de ces éléments ou d’autres caractéristiques. En réunissant des œuvres représentatives de ces communautés, l’exposition met en lumière notre rôle intégral dans la société canadienne contemporaine. Ces œuvres accordent une place centrale aux personnes qui sont régulièrement reléguées dans la marge : pour célébrer l’expression créative de nos communautés, le sentiment de solidarité et les affinités qui émergent de nos luttes communes et notre contribution indéniable à ce pays. 

Il s’agit, je l’admets, d’un échantillon assez limité de la collection de la Banque d’art à travers le temps, des premières œuvres d’artistes autochtones avant-gardistes acquises dans les années 1970 aux œuvres plus récentes d’un nombre considérable d’artistes contemporains autochtones et racisés. Cette sélection ne se veut en aucun cas encyclopédique ni exhaustive, et ne reflète pas la vastitude de la collection. Par l’intermédiaire de cette sélection, je suggère qu’une philosophie de dialogue et d’échange interculturel est non seulement essentielle pour le milieu des arts, mais aussi pour tracer une vision d’avenir concrète pour ce pays. La marginalisation de « l’autre » ne cessera que lorsque le respect mutuel, la reconnaissance et la réciprocité – de même que l’affirmation de la souveraineté des peuples autochtones – guideront les relations au sein de la société multiculturelle du Canada. 

Bien que cette exposition ait lieu dans un cadre institutionnel, elle se veut un espace où les membres de communautés marginalisées peuvent faire entendre leur voix, libérée des contradictions et des tensions que ces lieux incarnent inévitablement. L’exposition tente de s’éloigner des cadres dominants ou dogmatiques en présentant les œuvres sans intermédiaire et en invitant un éventail d’artistes à exprimer directement leurs intentions dans des déclarations écrites. Elle rejette le réflexe de conservation habituel favorisant la classification, le regroupement et l’interprétation, et souligne les lacunes des méthodologies muséologiques coloniales. Les œuvres sont simplement présentées chronologiquement, pour évoquer l’ordre de leur acquisition par la Banque d’art, livrer un plaidoyer sur la nécessité d’inclure des artistes de groupes sous-représentés et signaler les pratiques institutionnelles qui évoluent en parallèle. Il s’agit d’un dialogue continu qui conteste graduellement l’emprise des approches eurocentriques de la création de collections et de la conservation. Mais ce processus est trop lent : les institutions et les collections canadiennes sont encore loin de représenter de manière proportionnelle l’ensemble des communautés qui composent le pays. 

Dans cette quête, je pose la question : une exposition peut-elle donner un aperçu d’un Canada imaginaire où les traumatismes du passé et les souffrances du présent jettent les bases d’un avenir reposant sur la valorisation des origines, des croyances et des appartenances plurielles? Et si ces visages, et les artistes qui les présentent, pouvaient refléter les caractéristiques démographiques actuelles des communautés de l’altérité au Canada? Et si les œuvres incarnaient la formidable diversité du pays à ce moment précis de son histoire – et traçaient une voie d’avenir pour cette collection nationale en renforçant l’authenticité de la représentation à la Banque d’art? Et si une exposition faisait preuve de transparence sur ses stratégies d’inclusion et d’exclusion, en reconnaissant que toute exposition repose sur des décisions conceptuelles et hautement subjectives? 

Par cette exposition, j’aborde ces questions, tout en célébrant les revendications politiques subversives que je lis dans les œuvres choisies. Je souligne tant les forces de la collection de la Banque d’art que ses sphères à améliorer. 

En effectuant mes recherches, j’ai découvert qu’un des points forts de la collection était sa vaste sélection d’œuvres autochtones. Par conséquent, et pour leur rendre hommage, le nombre d’artistes autochtones de la sélection est trois fois plus élevé que ce qu’il serait si l’exposition reflétait proportionnellement chaque communauté marginalisée au Canada – soit ce qu’elle tente de faire. Toutefois, j’ai également découvert une lacune évidente dans la collection, soit le faible nombre d’artistes de l’Asie du Sud-Est, de l’Asie de l’Ouest et de l’Afrique du Nord. La représentation par quotas peut ressembler à un exercice clinique, mais je crois qu’il s’agit d’un test décisif dans ce moment de prise de conscience, particulièrement au sein des institutions nationales dont la mission est de représenter toute la population canadienne. C’est en examinant la collection que j’ai découvert qu’il reste beaucoup à faire pour remédier au manque de représentation de plusieurs groupes visés par l’équité. C’est seulement en veillant activement à ce que différentes communautés soient représentées, grâce à des tentatives conscientes d’inclusion, qu’on pourra faire évoluer cette collection afin de mieux servir le Canada. 

Tout comme je vois les œuvres présentées comme de braves actes de transgression, cette exposition se veut aussi un acte de douce provocation. Elle cherche à démontrer que les visages présentés, tout comme les communautés plurielles et en constante évolution qu’ils incarnent, sont tout sauf « autres ». Ils nous représentent toutes et tous, nous qui négocions continuellement notre présence interreliée sur ce territoire précieux et contesté. Ils sont nous, nous qui tentons de coexister, et peut-être même de nous épanouir, alors que notre vaisseau nous mène dans les eaux troubles d’un avenir incertain, sur une planète fracturée et malade. 

Cette exposition avait pour but d’examiner les visages du Canada, et le Canada qu’elle a découvert est surprenant. Elle a révélé des artistes qui, audacieusement, cherchent une visibilité, des artistes qui dévoilent également les visages de leur communauté et, ce faisant, nous amènent involontairement à regarder le monde en face. 

Remerciements 

Amin Alsaden tient à remercier les personnes sans qui cette exposition n’aurait pu voir le jour. D’abord et avant tout, les artistes, et en particulier celles et ceux qui ont généreusement pris le temps de me rencontrer et de rédiger un énoncé sur leur œuvre. L’équipe de la Banque d’art et du Conseil des arts du Canada a joué un rôle central dans la réalisation de ce projet collectif, et il remercie chaleureusement toutes les personnes qui ont contribué à l’exposition.