Quel constat ferait Vincent Massey aujourd’hui? La Commission Massey et son héritage
Conseil des arts du Canada
Colloque Walter-Gordon
Collège Massey, Université de Toronto
27 mars 2014
Le mandat de la Commission Massey
D’entrée de jeu, je m’excuse auprès de ceux qui connaissent déjà le contexte, mais je crois qu’il est important de souligner quelques faits essentiels au sujet de la Commission Massey. Le nom officiel de la Commission était la Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, des lettres et des sciences au Canada. Elle a été créée par décret en avril 1949, sous le gouvernement libéral de Louis St-Laurent. Elle était constituée de cinq commissaires : Vincent Massey, président, ancien diplomate et chancelier de l’Université de Toronto; Arthur Surveyor, ingénieur civil et homme d’affaires installé à Montréal; Norman A. M. MacKenzie, président de l’Université de la Colombie-Britannique; le révérend père Georges-Henri Lévesque, fondateur et doyen de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval; et Hilda Neatby, professeure d’histoire à l’Université de la Saskatchewan. Quatre hommes et une femme. Les villes représentées : Vancouver, Saskatoon, Toronto, Montréal et Québec. Quatre anglophones, un francophone.
Le plus frappant aujourd’hui, c’est la portée extraordinaire du mandat initial de la Commission. Comme le mentionne le paragraphe d’introduction du rapport, le mandat de la Commission couvrait le « domaine tout entier des lettres, des arts et des sciences, dans la mesure où il relève de l’État fédéral ». Le décret énumère les éléments suivants :
- « les principes sur lesquels le programme du Canada devrait être fondé, dans les domaines de la radiodiffusion et de la télévision;
- les organismes et les domaines d’activité du gouvernement canadien, tels que l’Office national du film, la Galerie nationale [aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Canada], le Musée national, le Musée national de guerre, les Archives publiques ainsi que le soin et la garde des archives publiques, la Bibliothèque du Parlement; les méthodes visant à faciliter la recherche, y compris les octrois aux boursiers par l’entremise de divers organismes du gouvernement fédéral; le caractère et l’essor éventuels de la Bibliothèque nationale; l’envergure ou les activités de ces organismes, la façon de les diriger, financer et contrôler, et autres questions connexes;
- les méthodes à employer concernant les relations entre le Canada et l’Organisation éducative, scientifique et culturelle des Nations Unies, et les autres organisations analogues;
- les relations du gouvernement canadien et de l’un ou l’autre de ses organismes dans les divers groupements bénévoles d’envergure nationale qui intéressent la présente enquête. »
Et comme si cela ne suffisait pas, un an plus tard, le premier ministre a écrit à la Commission pour ajouter les éléments suivants :
- « les méthodes à suivre en vue de mettre à la disposition de la population des pays étrangers des renseignements exacts au sujet du Canada;
- les mesures à prendre pour préserver les monuments historiques. » (Lettre de Louis St-Laurent, premier ministre, en date du 25 avril 1950)
L’ampleur de l’enquête était sans précédent au Canada et l’est encore aujourd’hui. Compte tenu du développement de l’ensemble des secteurs d’activité mentionnés dans le mandat initial, il serait impensable de confier un mandat aussi large à une commission d’enquête parlementaire composée de cinq membres aujourd’hui.
Dans les deux années qui ont suivi leur nomination, les commissaires ont organisé 114 audiences publiques dans 16 villes situées dans l’ensemble des dix provinces. Ils ont entendu plus de 1 200 témoins et reçu 462 mémoires. Ils ont commandé des études sur des sujets particuliers, ont mis sur pied quatre comités consultatifs, se sont réunis 224 fois et ont parcouru plus de 16 000 kilomètres. Lorsqu’ils ont enfin présenté leurs résultats en mai 1951, le rapport de 517 pages contenait 146 recommandations et était accompagné de 55 volumes de documents d’appui.
La création du Conseil des arts du Canada
Si je suis ici aujourd’hui, c’est parce que l’élément phare du rapport Massey était la recommandation de créer un Conseil des arts du Canada, contenue dans le dernier chapitre intitulé « Un Conseil pour les arts, lettres, humanités et sciences sociales ». Cette recommandation suggérait « [q]ue soit créé un organisme désigné sous le nom de Conseil canadien pour l’encouragement des arts, lettres, humanités et sciences sociales en vue de stimuler et d’aider les sociétés bénévoles dont l’activité s’exerce dans ces domaines; d’intensifier les relations culturelles entre le Canada et les pays étrangers; de remplir le rôle d’une commission nationale de l’UNESCO; et d’élaborer et de mettre en œuvre un régime de bourses d’études dont nous recommandons la création ». (p. 433)
Le Conseil des arts du Canada a effectivement été fondé cinq ans après la publication du rapport. Il est entré en fonction en 1957, alors que M. St-Laurent était toujours premier ministre, et c’est cette entité dont j’ai pris la tête bien des années plus tard.
À l’époque, le Conseil des arts du Canada était considéré comme une solution canadienne unique visant à regrouper au sein d’une même organisation des mandats similaires à ceux de l’Arts Council of Great Britain (développer la culture à l’intérieur du territoire canadien), du British Council (promouvoir les relations culturelles à l’extérieur du Canada), et d’une commission nationale pour l’UNESCO (réaliser la vision des fondateurs de l’UNESCO : c’est-`-dire faire en sorte que les pays membres possèdent un mécanisme pour réunir les organismes gouvernementaux et la société civile dans leur travail).
La loi initiale (projet de loi 47) était intitulée Loi constituant un conseil canadien pour l’encouragement des arts, des humanités et des sciences sociales. Le nom de l’organisme devait être « Le Conseil des arts du Canada » en français, et en anglais, « Canada Council ». Vingt ans plus tard, en 1977, le Conseil des arts du Canada est scindé en deux entités distinctes : le Conseil des arts du Canada et le Conseil de recherches en sciences humaines.
Certains d’entre vous sont peut-être suffisamment âgés pour se souvenir qu’en 1992 le gouvernement fédéral a annoncé son intention de fusionner à nouveau les deux organisations, et d’y adjoindre le Programme de relations culturelles internationales du ministère des Affaires étrangères. Bien qu’approuvée par le Parlement, la disposition législative a cependant été rejetée par le Sénat en 1993 et le projet de fusion a été abandonné.
De la Commission à aujourd’hui : bilan
L’un des plaisirs de l’exercice auquel je me livre, c’est d’imaginer ce que Vincent Massey penserait s’il était toujours en vie aujourd’hui. Comment réagirait-il face au monde qui nous entoure, d’après ce que nous savons de lui d’après le rapport Massey?
Conférence canadienne des arts
Pour commencer, M. Massey serait très déconcerté par la récente disparition de la Conférence canadienne des arts. À l’époque de M. Massey, la Conférence canadienne des arts s’appelait le Conseil canadien des arts. Cet organisme multidisciplinaire national de représentation des arts a été officiellement créé en 1945, quatre ans avant la Commission Massey. Lorsque la Commission Massey a été mise sur pied, le Conseil canadien des arts a profité de l’occasion pour mettre de l’avant la façon dont il concevait l’avenir des arts au Canada et a recommandé : de mettre en place un conseil national des arts indépendant du gouvernement; de créer une bibliothèque nationale du Canada; de mettre sur pied une commission nationale pour l’UNESCO; de renforcer l’infrastructure dédiée à la formation artistique au Canada; d’améliorer l’accès du public à l’art; de donner la priorité à l’expression culturelle originaire du Canada; d’améliorer la situation financière des artistes; et de promouvoir un modèle de soutien public de la culture à trois niveaux (fédéral, provincial et municipal). Cela vous rappelle quelque chose? Cela devrait. Dans les grandes lignes, ce sont les mêmes recommandations que celles formulées par la Commission deux ans plus tard. Le Conseil canadien des arts, organisme de représentation constitué d’artistes, avait en grande partie anticipé les recommandations du rapport.
Le Conseil canadien des arts est devenu la Conférence canadienne des arts en 1958 afin d’éviter toute confusion avec le nouveau Conseil des arts du Canada. L’organisation a continué à fonctionner sous ce nouveau nom pendant 50 ans. Parmi ses réalisations, il a réuni régulièrement le secteur, mené des études sur des sujets cruciaux et contribué à lancer de grands débats publics sur un vaste éventail de sujets, dont la fiscalité, le statut de l’artiste, la diffusion, le droit d’auteur, la politique culturelle, le mécénat d’entreprise et le mécénat privé, et l’investissement public dans les arts. Au fil du temps, elle s’est mise à dépendre de plus en plus de ces mêmes fonds publics, et lorsque le financement fédéral s’est tari avec la dernière série de restrictions budgétaires du gouvernement fédéral, elle s’est littéralement effondrée. Malgré les efforts déployés pour obtenir de financement d’autres sources, elle a atteint un point où elle n’avait plus les moyens de continuer à fonctionner et a tout simplement fermé ses portes.
Si l’on se fie à un thème omniprésent dans le rapport, soit le rôle crucial que jouent les organisations bénévoles. M. Massey serait profondément navré de constater le vide qu’a laissé la disparition d’une organisation unie et indépendante s’exprimant pour le compte du secteur culturel canadien. Le chapitre VI est entièrement consacré à ce sujet et contient notamment la déclaration suivante : « Ce qui nous a frappés d’abord dans notre examen des sociétés bénévoles, c’est la manière dont elles savent appliquer les méthodes générales de la démocratie, les adaptant aux circonstances propres au Canada ». Je suis frappé par la ressemblance de cette phrase avec les propos tenus par Alexis de Tocqueville dans son étude en deux volumes intitulée De la démocratie en Amérique. M. Tocqueville soutient, en particulier dans le second volume publié en 1840, que l’un des piliers essentiels de la pratique de la démocratie aux États-Unis est la façon dont les Américains se rassemblent volontairement pour faire avancer les choses, et le fait que cette pratique s’observe à l’échelle du plus petit village comme à l’échelle de la nation.
La recommandation du rapport Massey relative à la création du Conseil des arts du Canada équivaut à inciter le gouvernement à davantage soutenir le travail des sociétés bénévoles, et par ricochet, la démocratie. Il serait inconcevable pour M. Massey que le bien-être culturel du Canada ne soit plus un intérêt commun suffisamment important pour justifier le soutien d’un organisme national de représentation.
La part de Georges-Henri Lévesque et les sociétés bénévoles
Dans mes propos, je n’ai fait référence qu’à M. Massey, mais c’est un peu un raccourci heuristique. Le chapitre sur les sociétés bénévoles porte clairement la marque d’un autre commissaire, le révérend père Georges-Henri Lévesque. Prenez ce passage, par exemple : « Pour notre époque, qui sait par expérience que toute dictature commence d’abord par la suppression des sociétés bénévoles, il n’est pas nécessaire d’insister longuement sur l’importance de celles-ci dans le cadre démocratique. Cependant, on ne sait peut-être pas toujours jusqu’à quel point leur activité peut compter dans la vie quotidienne des nations libres. Les Canadiens de langue anglaise estiment sans doute avec raison que cette tradition bienfaisante de la société bénévole, qui joue dans la vie de la nation un rôle important et parallèle à l’activité de l’État, représente leur apport original à notre civilisation commune. Toutefois, cette prétention n’est que partiellement juste, puisque la France possède elle aussi, depuis longtemps, des groupements de ce genre; mais dans un État dont l’organisation politique est plus centralisée, il est inévitable que les fonctions des groupements bénévoles soient moins étendues. » (p. 79)
Ce sont des propos qui portent la marque d’un sociologue désireux de jeter des ponts entre les deux solitudes des Canadiens anglophones et francophones, c’est-à-dire M. Lévesque. En lisant attentivement le rapport, il apparaît évidemment qu’il a beaucoup œuvré pour que ce rapport ne se contente pas de donner une voix de pure forme au Canada francophone, et je soupçonne qu’il a également plaidé pour l’inclusion d’une épigraphe tirée de La Cité de Dieu de St-Augustin.
M. Massey serait toutefois amusé de découvrir qu’au fil des ans, la Commission et le rapport ont fait l’objet d’un révisionnisme subtil, et qu’ils sont maintenant dénommés – probablement au nom de la rectitude politique) – la Commission Massey-Lévesque et le rapport Massey-Lévesque.
Cela me rappelle une difficulté à laquelle j’ai été confronté lorsque je suis arrivé à l’École nationale de ballet du Canada en 1991. Betty Oliphant dirigeait l’École depuis 30 ans, soit depuis sa création, et pendant cette période, elle s’était peu à peu approprié le titre de « fondatrice », faisant disparaître toute trace de Celia Franca, alors que cette dernière avait joué un rôle essentiel dans la création de l’École, à l’époque où elle était directrice du Ballet national du Canada. Il s’est avéré extrêmement difficile de redonner une place à Celia. « Celia est la véritable fondatrice de l’École », m’a dit Betty un jour, « mais je mérite le titre ». Le temps fait heureusement bien les choses. Vingt ans plus tard, ces deux femmes nous ont quittés et le papier à en-tête de l’École les désigne désormais comme les deux fondatrices, en les citant par ordre alphabétique.
Radio-Canada
La disparition de la Conférence canadienne des arts n’est que peu de choses par rapport au sort réservé à la Société Radio-Canada décrite dans le rapport. Au milieu du siècle dernier, la SRC était l’acteur culturel le plus solide, le plus éclairé et le mieux financé du Canada. D’après le rapport Massey, elle avait trois objectifs : représenter la population entière du Canada; mettre en valeur l’expression personnelle et le talent canadien; et résister à l’absorption du Canada dans « le cadre culturel global des États-Unis ». Pour résumer son rayonnement après 15 ans de fonctionnement, le rapport indique que la SRC était le plus important acteur de l’essor de la musique, de l’écriture et du théâtre canadiens. C’était la principale force unificatrice d’une population réduite (14 millions) occupant un grand pays, et l’arme la plus puissante de la nation contre la domination culturelle de son peuple par les médias de masse américains.
La situation de la SRC a bien changé aujourd’hui. M. Massey serait très chagriné de voir que la SRC est si amoindrie, même s’il y a eu bien d’autres avancées sur le plan culturel au Canada.
Trois thèmes du rapport
Je pense que c’est le bon moment pour évoquer rapidement trois thèmes qui apparaissent en filigrane tout au long du rapport.
Rôle historique des fondations américaines
Le premier, c’est le rôle historique des fondations américaines dans le soutien de l’enseignement supérieur au Canada. À l’époque de la Commission Massey, les fondations Rockefeller, Carnegie et Guggenheim étaient les principaux investisseurs dans les bourses d’études canadiennes. De gros efforts sont déployés pour documenter l’importance de cet investissement dans les annexes du rapport. Après la Seconde Guerre mondiale, les inscriptions dans les universités américaines et canadiennes ont énormément augmenté avec le retour des anciens combattants, et au début des années 1950, ces fondations américaines ont fait part de leur intention de se retirer du Canada afin de mieux répondre à la demande croissante dans leur propre pays.
Cette situation a d’abord poussé le gouvernement du Canada à mettre sur pied la Commission Massey – comment le Canada allait-il remplacer les fondations américaines dans le secteur de l’éducation supérieure? – et c’est probablement ce modèle des fondations qui a donné l’idée au gouvernement de créer une dotation pour financer le budget du Conseil des arts du Canada. Le Conseil a commencé à fonctionner sans autre source de revenus que le montant de sa dotation, mais s’est rapidement rendu compte que ses besoins dépassaient largement ses ressources, et, en 1965, il a reçu son premier crédit parlementaire. À l’heure actuelle, le crédit parlementaire accordé au Conseil correspond à près de 95 % de son budget.
Nouvelles technologies
Le deuxième thème, ce sont les nouvelles technologies. L’examen approfondi de la façon dont l’arrivée de la télévision a modifié les pratiques culturelles constitue une lecture fascinante des décennies plus tard. Les commissaires critiquaient en particulier ce qu’ils considéraient comme une passivité culturelle croissante, ce qui a suscité l’observation suivante : « La tendance à consacrer une proportion croissante de ses loisirs à suivre un spectacle des yeux, à écouter sans réagir, ou à se promener sans but en automobile, constitue, nous a-t-on affirmé, une menace grandissante à la culture et même au comportement raisonnable de l’être humain ». (p. 70)
Aujourd’hui, nous avons conscience d’un autre défi lié aux technologies. Si, dans le passé, les nouvelles technologies pour développer les routes et les lignes ferroviaires avaient tendance à unir, les avancées technologiques actuelles semblent uniquement connecter. Ce n’est pas la technologie qui unit, mais le contenu transmis par cette technologie, et le principal défi aujourd’hui consiste à renforcer l’engagement du public envers ce contenu.
L’offre et la demande
Le troisième thème que j’aimerais mettre en lumière, c’est la mesure dans laquelle le rapport repose sur la croyance qu’il existait au Canada une forte demande pour davantage d’expression culturelle du Canada. Les notions de besoin, de soif ou de faim reviennent tout au long du rapport. Bien que j’aie noté une observation contraire – « La curiosité de nos compatriotes [pour la musique canadienne] n’était pas très éveillée » (p. 219) –, je dirais qu’il s’agit d’une exception qui confirme la règle.
Nous savons qu’aujourd’hui la situation s’est complètement inversée. L’offre dépasse largement la demande dans la sphère culturelle, même si les gens ont toujours « soif » d’expériences enrichissantes. Au XXIe siècle, une commission chercherait très certainement davantage à engager le public envers l’offre culturelle qu’à augmenter l’offre elle-même.
Dans le cadre de son travail, la Commission Massey a fait appel aux services de Robertson Davies, acteur et écrivain canadien bien connu à l’époque, pour préparer une étude spéciale sur « Le théâtre au Canada ». Le rapport Massey résume les conclusions de M. Davies comme suit : « On nous a fait observer, de façon générale, qu’il y aurait lieu d’alléger le fardeau qui pèse présentement sur le théâtre au Canada, mais qu’il ne devrait y avoir, à cette fin, aucune affectation directe de deniers publics ». (p. 234)
Fort heureusement pour la communauté de théâtre, l’avis de M. Davies a eu très peu d’influence sur le Conseil des arts du Canada. En dollars courants de 2013, nous estimons que, depuis sa création, le Conseil des arts du Canada a investi plus de six milliards de dollars en subventions et en paiements dans le secteur des arts au Canada. Au moins un cinquième de cette somme est allé au théâtre, de sorte que, d’après mes calculs, le secteur du théâtre connaîtrait un manque à gagner d’un milliard de dollars si le Conseil avait suivi la recommandation de M. Davies. Je ne peux que supposer qu’il avait une vision plus éclairée lorsqu’il est devenu directeur du Collège Massey.
Le rapport mentionne notamment avec quelle habileté Robertson Davies a présenté ses arguments. Je pense donc qu’il est juste de retourner le compliment et de souligner combien le rapport Massey était bien écrit, en tout cas par rapport aux normes actuelles. Penchons-nous sur cet extrait portant sur l’architecture et l’urbanisme (oui, il y avait une section sur l’architecture et l’urbanisme) : « On nous a signalé, par exemple, le cas d’une agglomération de maisons destinées aux anciens combattants, et qu’un organisme fédéral se situait nettement sur un emplacement que doit traverser la Route transcanadienne, qui relève directement du gouvernement fédéral ». (p. 256)
Ou, encore, regardons ce passage au sujet des archives : « L’histoire des Archives nationales du Canada remonte à 1872, alors qu’une pétition [...] incitait le Parlement à affecter aux travaux de collection et de préservation de celles-ci la somme de 4 000 $ et les services […] d’un « commis senior de deuxième classe ». C’est à l’hospitalité traditionnelle du ministère de l’Agriculture que cette initiative était confiée. » (p. 133) Je pense que M. Massey serait horrifié de voir ce qui passe pour une rédaction professionnelle de rapport aujourd’hui.
Une constante : le niveau de vie des artistes
Rémunération des artistes
Certaines choses ne changent jamais, et l’une de ces constantes, malheureusement, est la pauvreté de la plupart des artistes au Canada. Dans le chapitre « L’artiste et l’écrivain », les auteurs démontrent qu’aucun artiste ne peut vivre de son art au Canada. Ils utilisent généralement le terme « artiste » pour faire référence aux artistes des arts visuels, mais le chapitre « Musique » contient une remarque semblable : « Nos artistes de concert et nos musiciens de carrière sont mieux partagés que nos compositeurs, puisqu’il ne leur est que très difficile (et non pas absolument impossible) de gagner leur vie par la pratique de leur art ». (p. 188)
Des progrès considérables ont été accomplis sur de nombreux fronts depuis 1951. En 2011-2012, le Conseil des arts du Canada a fourni plus de 79 millions de dollars en subventions de fonctionnement à 800 organismes artistiques, sans compter les éditeurs de livres et de magazines. Ces mêmes 800 organismes (798 pour être exact) ont déclaré des revenus avoisinant 1,2 milliard de dollars cette année-là. Il s’agit de gros montants, et ce sont des chiffres comme ceux-ci qui appuient les arguments économiques en faveur de l’investissement public.
Ces gros montants ne signifient toutefois pas forcément que les artistes reçoivent une rémunération convenable. D’après un sondage réalisé en 2006 par Statistique Canada, les revenus médians des neuf professions artistiques visées par le sondage s’élevaient à moins de la moitié de la rémunération médiane de la population active en général. Selon le sondage de 2006, pour les 140 000 personnes répertoriées comme acteurs et comédiens, artisans, artistes des métiers d’art, auteurs et écrivains, chefs d’orchestre, compositeurs et arrangeurs, danseurs, musiciens et chanteurs, autres interprètes, producteurs, réalisateurs, chorégraphes et artistes des arts visuels, les revenus médians s’élevaient à 12 885 $ en 2005. À titre de comparaison, le travailleur moyen gagnait 26 850 $. Quel que soit l’angle sous lequel on étudie les choses, au Canada, l’artiste moyen vit bien en dessous du seuil de pauvreté.
Économie existentielle et économie instrumentaliste
En essayant de donner un sens à ces chiffres, je me suis rappelé une expérience que j’ai vécue il y a quelques années, ici, à l’Université de Toronto – à la Rotman School of Management, en fait – où j’étais allé parler des investissements publics dans les arts à une classe d’étudiants de maîtrise en administration des affaires. Au cours de l’échange, le professeur a mentionné que la littérature économique contenait plusieurs exemples de la conduite irrationnelle des artistes. À titre d’exemple, il a cité une formule mathématique utilisée par les économistes pour prédire le nombre d’années d’études qu’une personne fera. D’après ce modèle, les gens étudient jusqu’à ce qu’ils se rendent compte qu’ils ne peuvent pas récupérer le temps et l’argent investis dans leur vie professionnelle. À ce moment-là, ils quittent l’univers scolaire et entrent dans la population active. D’après le professeur, la grosse exception était les artistes, qui continuaient à étudier bien après avoir abandonné toute perspective de profit. D’où l’irrationalité des artistes.
Vous vous imaginez combien j’ai été indigné par ces propos, et combien j’ai été soulagé par la suite de tomber sur un groupe d’économistes qui remettait en cause cette vision complètement instrumentaliste du comportement humain. Un économiste m’a expliqué que c’était la différence entre l’économie existentielle et l’économie instrumentaliste : les économistes existentiels étudient la façon dont la société confère de la valeur à l’expérience, notamment lorsqu’elle améliore la qualité de vie et l’état mental; tandis que les économistes instrumentalistes examinent en priorité la consommation, notamment lorsqu’elle satisfait de fortes envies et des besoins physiques fondamentaux, ainsi que la création de la richesse.
Ce débat rappelle fortement une grande partie des concepts fondamentaux du rapport Massey. Le chapitre d’introduction indique ceci : « Souvent, par le passé, on a voulu établir l’inventaire de nos ressources physiques. Notre étude a porté sur des richesses humaines, sur ce qu’on pourrait appeler, au sens large, des ressources spirituelles qui pour être moins tangibles n’en ont pas moins une importance sur laquelle il serait oiseux d’insister. » (p. 4)
Le rapport se poursuit en définissant le développement de ces ressources humaines dans le contexte de l’apprentissage continu ou de l’éducation permanente. « La culture est la partie intellectuelle et artistique de l’éducation. C’est le perfectionnement de l’esprit par les arts, les lettres et les sciences. » (p. 7) « Si le gouvernement fédéral doit renoncer au droit de s’associer avec d’autres groupes sociaux, de caractère public ou privé, en vue de l’éducation générale du citoyen canadien, il faillit à son but intellectuel et moral, perd complètement de vue la véritable notion du bien commun, et le Canada, considéré comme nation, se transformera en société matérialiste ». (p. 8)
Équilibre : développement économique, social et culturel et service public
Imaginez ce que ressentirait M. Massey en découvrant le Canada actuel. Le rapport Massey plaide en faveur d’un équilibre entre développement économique (qui s’appuie en grande partie sur l’exploitation des ressources naturelles) et développement social et culturel (qui se fonde principalement sur le « perfectionnement de l’esprit par les arts, les lettres et les sciences »). Comme le souligne le rapport : « La qualité de nos œuvres en tous domaines dépend de la qualité de notre esprit, et celle-ci dépend à son tour de nos pensées et du niveau intellectuel de nos préoccupations. Elle est influencée par les livres que nous lisons, les tableaux que nous contemplons, les émissions radiophoniques que nous écoutons le plus volontiers. Tous ces éléments de culture (qu’il s’agisse des arts ou des lettres) constituent le terroir où s’enfoncent les racines profondes de notre existence nationale. » (p. 317)
Aujourd’hui, par contre, le discours politique fait largement primer la richesse économique, et prône la maîtrise de la culture en vue de contribuer à cette richesse. En dépit du fait que M. Massey ait plaidé pour l’équilibre, dans la société actuelle, l’économie règne en maître.
Certains passages du rapport montrent clairement que M. Massey était conscient de ce danger, notamment dans les parties sur la diffusion et les nouvelles technologies. « La vague de fond de la technologie peut engouffrer le Canada plus facilement que d’autres nations, dont les traditions culturelles mieux assises forment une digue solide contre les périls contemporains, » mentionnait le rapport. (p. 318) Les commissaires faisaient l’objet de fortes pressions de la part des propriétaires de stations privées, qui souhaitaient que les premiers mettent un point final à la protection et au contrôle dont jouissait la SRC depuis 15 ans à titre de diffuseur public. Deux modèles de diffusion concurrents sont présentés dans le rapport : le modèle industriel utilisé aux États-Unis et le modèle de l’institution de responsabilité publique suivi en Grande-Bretagne et en France. Le rapport prend clairement parti pour un modèle reposant sur la responsabilité/confiance publique et recommande que la SRC soit la seule autorité fédérale fournissant un service public de radiodiffusion et de télévision au Canada, et qu’elle soit notamment chargée de la surveillance réglementaire des réseaux privés. Voici ce qu’il recommande concernant la télévision : « Que la Société Radio-Canada exerce une régie sévère à l’égard de tous les postes de télévision au Canada, afin d’éviter la commercialisation à outrance, de favoriser les émissions d’esprit canadien et l’emploi d’artistes canadiens ». (p. 354)
Mais même à cette époque, les jeux étaient déjà faits. En réalité, les commissaires n’étaient pas unanimes sur ce sujet. L’un d’entre eux, Arthur Surveyer, a signé le rapport, mais a fait part de ses réserves et de ses observations dans un document distinct où il prenait parti pour les diffuseurs privés et recommandait la création d’un organisme de réglementation indépendant pour la radiodiffusion et la télévision. Il a également recommandé que l’Office national du film du Canada ait l’obligation légale de donner du travail à des producteurs de films et des photographes extérieurs pour un montant équivalant à 50 % de ses ventes annuelles ou de son budget de production annuel.
Bien que le rapport Massey ait recommandé la solution de l’institution de responsabilité publique, les diffuseurs privés, avec l’appui de M. Surveyer, l’ont emporté. En 1957, le gouvernement libéral de Louis St-Laurent a été battu par le Parti conservateur, mené par M. Diefenbaker. Un an plus tard, un Bureau des gouverneurs de la radiodiffusion était créé. Il s’agit de l’organisme que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de CRTC, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes.
Rayonnement international du Canada et la Commission canadienne pour l’UNESCO
À l’échelle internationale, le rôle du Canada dans le domaine culturel s’est réduit de la même manière, mais ce phénomène est beaucoup plus récent. La vision initiale du rôle du Canada sur la scène internationale préconisée dans le Rapport, qui inclut la participation active aux travaux de l’UNESCO, était déjà partagée par le gouvernement fédéral depuis de nombreuses années. Le Conseil des arts du Canada a reçu l’autorisation de travailler dans ce domaine selon sa loi fondatrice de 1957. Le Conseil des arts a recruté à son tour un réseau d’organismes gouvernementaux, d’institutions, d’associations et de personnes au sein de la Commission canadienne pour l’UNESCO, afin qu’ils l’aident à exercer ses responsabilités. Le ministère des Affaires étrangères a fourni du personnel et des ressources afin d’appuyer les objectifs de la nation en matière de diplomatie culturelle. En 1995, le gouvernement a fait de la culture le troisième pilier de la politique étrangère et s’est investi aux côtés du Conseil des arts du Canada pour soutenir diverses activités culturelles internationales, dont les tournées internationales, par l’intermédiaire de son programme PromArt. Le ministère du Patrimoine canadien a également adopté une position proactive dans un certain nombre de domaines à l’échelle internationale, dont la création de son programme Routes commerciales en 2001, qui visait à corriger le déséquilibre commercial dans le secteur culturel en faisant la promotion des entreprises culturelles canadiennes à l’étranger.
Au cours des dix dernières années, on a observé un très net recul de cette activité, et à l’heure actuelle, les efforts de diplomatie culturelle sont fort peu soutenus par le gouvernement fédéral. Il est difficile de déterminer dans quelle mesure cette situation est intentionnelle et dans quelle mesure elle est le résultat involontaire d’une succession d’exercices de restrictions budgétaires. Le résultat est toutefois incontestable : le Canada est en décalage par rapport à d’autres pays sur cette question. Les puissances asiatiques, notamment la Chine et la Corée, ont accru leurs investissements dans ce qu’on appelle la « puissance douce », ce qui a déclenché un signal d’alarme dans de nombreuses nations de l’Europe occidentale telles que le Royaume-Uni et la France, qui étaient traditionnellement les chefs de file dans ce domaine. Même les États-Unis font des efforts, comme on l’a vu la semaine dernière avec les cours de calligraphie de Michelle Obama et la diplomatie du ping-pong en Chine.
Si le positionnement de la récente tournée de l’Orchestre du Centre national des Arts en Chine constitue un indice, je soupçonne que le retrait ostensible du Canada du domaine de la diplomatie culturelle ne durera pas. Dans l’intervalle, nous vivons une période de concurrence accrue qui s’apparente plus à « À nous le podium » qu’à « Accueillir le monde ».
Néanmoins, M. Massey reprendrait espoir en voyant l’engagement continu du Canada envers l’UNESCO. Bien sûr, il serait possible de faire bien plus, mais la Commission canadienne pour l’UNESCO fait partie des commissions nationales les plus actives et qui remportent le plus de succès dans le monde, et le Canada continue de jouer un rôle actif à la table de l’UNESCO.
M. Massey approuverait aussi la vision élargie de l’UNESCO, dont la mission première d’édification d’une culture de la paix a été étendue à l’établissement d’un avenir durable. Il approuverait peut-être moins la position du Canada vis-à-vis de l’extraction des ressources non renouvelables, ou ses progrès dans le dossier des Premières Nations.
Les réussites
Pour finir sur une note positive, laissez-moi vous énumérer quelques éléments du Canada d’aujourd’hui qui, selon moi, donneraient à Vincent Massey un profond sentiment de plaisir et d’accomplissement. Il n’y a aucun ordre particulier :
- Le centre-ville haut en couleur de St. John’s : à l’époque de M. Massey, les maisons à ossature de bois étaient peintes en blanc;
- Leonard Cohen, qui a reçu une bourse du Conseil des arts du Canada dès la première année de fonctionnement du Conseil;
- Le Cirque du Soleil, qui présente un spectacle de qualité, estampillé « Canada » dans le monde entier;
- Alice Munro et les autres auteurs canadiens qui font connaître la littérature canadienne sur la scène mondiale;
- L’art inuit et le développement de la pratique des arts autochtones d’un océan à l’autre, une possibilité qui n’avait pas du tout été envisagée à l’époque du rapport Massey;
- Jeff Wall, Denys Arcand, Stan Douglas, Atom Egoyan et les innombrables autres intervenants du monde canadien du cinéma ou de la photographie;
- La diversité bouillonnante qu’offre une heure passée dans le métro de Toronto, le Skytrain de Vancouver ou le métro de Montréal;
- La liste des théâtres, des galeries et des concerts dans chaque centre urbain du Canada;
- Le Musée des beaux-arts du Canada, qui n’avait pas de locaux et n’employait que quatre personnes à l’époque de M. Massey;
- Karen Kain, Angela Hewitt, Marie Chouinard, Wanda Koop, Ann-Marie MacDonald et toutes les autres femmes qui ont contribué à augmenter la participation des femmes à la pratique des arts au Canada;
- Le nouveau Musée canadien de la guerre (à l’époque du rapport Massey, c’était un bâtiment en stuc de 15 mètres sur 34 mètres qui avait donné lieu à la remarque suivante : « Étant donné l’insuffisance de ses aménagements, ce musée se voit dans l’impossibilité d’accepter une foule de pièces intéressantes, mais trop volumineuses, tels des avions, des canons et des chars de combat » (p. 90);
- Le droit fiscal canadien, qui permet aux sociétés bénévoles d’obtenir éventuellement le statut d’organisme de bienfaisance, une disposition qui n’était qu’un rêve à l’époque du rapport Massey;
- L’essor phénoménal de l’éducation postsecondaire au Canada;
- L’existence d’établissements de formation artistique spécialisés tels que l’École nationale de théâtre du Canada, l’École nationale de cirque et l’École nationale de ballet;
- Un sommet annuel des arts réunissant les 50 plus gros organismes artistiques du pays ayant chacun un budget de plusieurs millions de dollars;
- L’existence de districts culturels dans les principales villes du Canada;
- L’acceptation par le monde politique du principe d’autonomie;
- La transformation par le Theatre Centre de l’ex-bibliothèque Carnegie, rue Queen Ouest à Toronto, en incubateur pour le théâtre canadien.
- Il s’agit certainement d’un tableau mitigé et fort incomplet, mais c’est en partie ce que constaterait M. Massey aujourd’hui.