Résister par les arts de la fibre
Par Julie Graff, commissaire d’exposition
Fibres résistantes trouve son origine dans le désir de mettre en valeur les œuvres d’art textile de la Banque d’art du Conseil des arts. Depuis les années 1960, les artistes contemporaines et contemporains explorent le caractère subversif de la fibre, en marge des canons historiques de l’histoire de l’art.
Les arts textiles ont longtemps été considérés comme secondaires en raison de leur association à la sphère domestique et comme propres au travail des femmes. Les artistes dont les œuvres sont présentées dans l’exposition réévaluent, par leur pratique, la place historique et actuelle de la fibre, retravaillant par-là l’histoire de leurs mains, pour reprendre l’expression de l’intellectuelle, universitaire et militante étatsunienne bell hooks.
Selon les artistes
Dans ses écrits, l’artiste Ann Newdigate souligne ainsi l’attrait de la tapisserie, de sa flexibilité, de la capacité qu’elle offre de se déplacer d’une tradition à l’autre, pour troubler l’ordre des catégories et défier les hiérarchies. La tapisserie, selon Ann Newdigate, a sa place partout et nulle part, est tout et rien à la fois, incarnant l’espace créatif et radical de l’incertitude. En faisant appel aux techniques associées à la broderie, à la courtepointe et à la tapisserie, les artistes mobilisent ainsi une pensée textile, c’est-à-dire une pensée qui conçoit une relation entre l’œuvre et le monde enracinée dans le quotidien et le geste. Cette pensée peut même s’affranchir de la fibre pour explorer d’autres matériaux comme le plastique, tout en lui restant intimement liée.

Collection de la Banque d'art du Conseil des arts du Canada, Ottawa Photographe(s) : Brandon Clarida Image Services
« [L]es artistes mobilisent ainsi […] une pensée qui conçoit une relation entre l’œuvre et le monde enracinée dans le quotidien et le geste. »
Les artistes déforment alors autant la fibre qu’elles et ils rendent hommage à l’historicité et à la continuité des arts textiles, utilisant non seulement un matériau précis, mais aussi des techniques manuelles d’entrelacement et de couture, faisant écho à des répertoires de gestes, de motifs et de techniques et évoquant des communautés artistiques et des figures mythologiques.

Collection de la Banque d'art du Conseil des arts du Canada, Ottawa
Photographe(s) : Brandon Clarida Image Services
Par exemple, l’artiste multimédia Michèle Provost déforme la méthode du sampler, activité inoffensive par excellence, pratiquée par des générations de jeunes femmes pour apprendre leurs points, afin d’explorer, dans l’œuvre The sampler : une histoire urbaine (2002), les mécanismes d’aliénation et d’exclusion de la vie moderne. Le tapissier Murray Gibson, de son côté, nous rappelle les figures mythologiques de tisseuses et leur puissance, en représentant les trois Moires, qui filent le cours de nos existences, de la naissance jusqu’à la mort.
Les thèmes
L’exposition explore également la manière dont les arts textiles, enracinés dans le quotidien et la sphère domestique, remettent en question les frontières entre espace intime et sphère publique, entre privé et politique.
Par le biais de la fibre, les artistes déconstruisent et réinterprètent des récits dominants, offrant une vision alternative des structures sociales et politiques. Il peut alors s’agir de déconstruire — littéralement — les vêtements pour révéler certaines des structures patriarcales et impérialistes qui forment le tissu social, comme c’est le cas dans les œuvres de Ruth Scheuing, de Barbara Todd et de Zoe Lambert.

Collection de la Banque d'art du Conseil des arts du Canada, Ottawa Photographe(s) : Brandon Clarida Image Services
Il peut aussi s’agir de tisser et de retisser les souvenirs. Les œuvres se font alors vectrices de mémoire, permettant de retracer des histoires familiales et communautaires tout en créant des espaces de post-mémoire. La fibre incarne alors une pensée axée sur un temps long, qui permet de remonter le fil des mémoires et des traumatismes intergénérationnels et communautaires. Elle permet ici de défaire et de refaire l’espace public, d’appréhender de façon créative les absences dans l’histoire officielle, l’oppression culturelle ou encore la marginalité queer.
Ainsi, Chantal Gibson utilise le tressage pour perturber, défier et contrer l’effacement des personnes et des communautés noires dans les livres d’histoire, en évoquant une présence vibrante qui déborde littéralement de ces récits tronqués.
Finalement, des œuvres comme celles de Carl Stewart et de Haley Bassett non seulement célèbrent l’intime, l’amour et la sensualité, mais rappellent également le potentiel radical de la joie et des relations humaines, brouillant pour de bon les frontières entre l’intime et le politique.