Cavités, projets connexes et pratiques expérimentales : compte rendu de la résidence Time_Place_Space:Nomad
En 2015, le Conseil des arts a renouvelé son partenariat avec Arts House/Performance Space en Australie, ce qui a permis à trois artistes interdisciplinaires canadiens de participer à Time_Place_Space: Nomad 2015. Cette résidence itinérante sous forme de laboratoire a réuni plus de 25 artistes qui ont exploré des pratiques interdisciplinaires et expérimentales tout en campant dans la région de Victoria en Australie. Une des artistes, Lisa Hirmer, a accepté de nous faire part de ses observations sur la résidence, de son expérience et de ses apprentissages.
« Dans toutes les histoires que je raconte,
arrive un moment où je ne peux voir plus loin.
Je déteste ce moment. C’est pourquoi on dit
des conteurs qu’ils sont aveugles – une provocation ».
-- Anne Carson, Short Talk on Homo Sapiens
D’une certaine façon, la résidence Time_Place_Space: Nomad (TPS) présentait aussi une provocation : un détour délibéré vers l’incertitude quant à sa forme finale. Contrairement aux résidences dont l’objectif est essentiellement de créer une nouvelle œuvre, TPS renonçait aux intentions spécifiques et reposait essentiellement sur la confiance : la réunion de bons artistes donnerait quelque chose d’intéressant – même si au départ le résultat n’était pas bien défini.
(La résidence) reposait essentiellement sur la confiance : la réunion de bons artistes donnerait quelque chose d’intéressant – même si au départ le résultat n’était pas bien défini
Du potentiel du flou
Ce qui a été créé à TPS revêt un caractère flou, se situant entre la pratique créative et la vie quotidienne en camping, entre les projets qui se chevauchent et d’autres travaux artistiques, dans les différences entre les disciplines et les cultures. Les costumes de l’atelier « anticamouflage » de l’artiste canadienne Natalie Purschwitz's, par exemple, se sont transformés en uniformes d’équipe, en marque d’identité du groupe, en protection solaire et en vêtements de rechange si nécessaires, et parfois tout cela à la fois. En même temps, les prestations étaient répétées le jour comme des séances d’exercices en groupe ou le soir comme des spectacles.
Ce caractère flou fait qu’il est difficile de signaler spécifiquement de nouvelles œuvres, bien qu’il y en ait eu, par exemple les prestations de Anne Riley et Nicole Barakat. Cela soulève évidemment des questions intéressantes au sujet de la lisibilité, de l’intention, de la paternité de l’œuvre, etc. Mais le fait que la résidence repose sur cette instabilité semble être un aspect essentiel de son succès en tant que laboratoire d’expérimentation. Lorsqu’on expérimente véritablement, on ne connaît pas encore le résultat de nos explorations. En d’autres termes, les choses sur lesquelles on ne peut pas vraiment axer notre attention revêtent énormément de potentiel.
Lorsqu’on expérimente véritablement, on ne connaît pas encore le résultat de nos explorations. En d’autres termes, les choses sur lesquelles on ne peut pas vraiment axer notre attention revêtent énormément de potentiel
Le phénomène de la « cavité »
L’œuvre finale que j’ai créée en collaboration avec l’artiste de la danse Sete Tele, The Watering Hole, résulte d’un geste délibéré, mais présente pourtant, dans le contexte de TPS, des contours flous. Il s’agissait d’un réfrigérant creusé au fond du lit asséché d’un lac et d’une prestation sur les relations humaines et les économies d’eau. Après avoir créé cette œuvre, Sete et moi avons découvert qu’un autre artiste, Malcolm Whittaker, s’intéressait aussi, par hasard, à la tâche concrète de l’excavation comme métaphore du travail de l’artiste. Et nous tenant debout au milieu du lit asséché d’un lac sous un soleil de plomb, et disposant de quelques jours seulement pour créer nos œuvres, il nous est apparu tout à fait évident qu’un projet nécessitant une cavité et un projet ayant pour thème le creusage d’un trou devaient être mis en commun.
La combinaison des deux projets était un choix pratique, mais aussi une suspension consciente du caractère précieux souvent associé à la création artistique; la porosité intégrée intentionnellement à l’œuvre.
Cette porosité, ainsi que la générosité de l’équipe d’excavation, ont permis de faire de ce projet une expérience communautaire qui a revêti plusieurs formes et significations simultanément. Bien que l’expérience ait commencé tout simplement par deux projets connexes, il en a résulté une activité concrète sur laquelle les six personnes qui avaient le mandat de creuser la cavité pouvaient concentrer leur énergie. Et pour les autres artistes, c’est devenu un gisement d’argile, un site voué aux prestations et un espace de cérémonie.
En même temps, cela a en quelque sorte aussi transformé la vie active du camp, inspirant des haïkus et des plats lors des repas concoctés par les artistes (tant pendant TPS qu’après). À la fin de la résidence, lorsque le moment a été venu de remplir la cavité, il semblait que cette tâche revenait à tous les participants du camp. Après une cérémonie improvisée qui s’est transformée en une prestation-conférence, le remplissage s’est fait presque en silence – comme une chorégraphie spontanée composée de personnes s’emparant de pelles pour remuer, soulever et pousser la terre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de cavité.
Peut-être que trop souvent dans nos vies, nous les artistes sommes poussés – ou nous nous obligeons – à dire ce que sera notre œuvre avant même sa création
Il est difficile de dépeindre l’essence même du phénomène qu’a été « la cavité », car il présentait tellement de significations simultanément, y compris dans le cadre de la résidence elle-même. En un sens, il s’agissait d’une création très instable, déclenchée par un geste initial, et portée par différents auteurs. Cette instabilité semble importante : le fait de ne pas savoir, cet aveuglement à ce que c’était, même après les faits. Peut-être que trop souvent dans nos vies, nous les artistes sommes poussés – ou nous nous obligeons – à dire ce que sera notre œuvre avant même sa création. TPS a offert un espace permettant de cohabiter avec cet aveuglement. J’ai la conviction que ce projet aura une incidence sur mon œuvre, et je soupçonne que ce sera la même chose pour bon nombre des autres artistes qui y ont participé. Mais ce qui importe, c’est que nous ne sachions pas encore comment cela se manifestera.
1. Anne Carson, Short Talks (London, Canada: Brick Books, 2004), 13.