Fond bleu

Jouer sa vie :
Je ne pratique pas (et je vous encourage à faire comme moi) – 7e billet

1 mars 2016

Pendant les 6 années que j’ai passées à la Juilliard, je me suis rendue une seule fois aux services de counselling. Mon problème? Je n’arrivais pas à m’astreindre à répéter. « Mais quel est donc mon problème? » ai-je demandé, en proie au désespoir. À la fin de la séance, tandis que je filais vers la sortie, le conseiller, qui ne m’a pas éclairée quant à mon problème de pratique, a tout de même lancé : « il faut que vous reveniez – nous devons parler de votre enfance »!

Maria Millar tient son violon avec ses pieds comme elle le fait avec ses mains.
Maria Millar

Lorsque j’y repense, je réalise que le conseiller avait raison. L’incapacité que j’ai depuis toujours à répéter régulièrement, ou du moins suffisamment, découle de chicanes avec ma mère qui ont commencé quand j’avais 4 ans, au moment où j’ai commencé à apprendre le violon. Peu après, le piano, la théorie, le ballet, l’école française le jour et l’école japonaise le soir ont suivi, ce qui a contribué à solidifier davantage le clivage entre travail et jeu et m’a fait haïr le premier et a rendu irréalisable le second.

Cette histoire se termine toutefois bien! Je suis si reconnaissante envers ma mère qui m’a permis de développer mes compétences. Ma mère, étant née au Japon tout juste après la Deuxième Guerre mondiale, n’a pas eu accès aux leçons et activités parascolaires et a voulu me donner ce dont elle n’a pas pu profiter. Et à son grand désarroi, ma mère m’a transmis une soif insatiable du jeu qui me rend incapable de choisir une carrière (ou un partenaire) qui n’est pas étroitement lié au jeu. Je travaille fort à m’amuser. Ce qui me ramène à mon sujet…

Quand j'ai arrêté de répéter

Pendant 9 ans, je me suis sentie coupable de ne pas répéter suffisamment. Puis j’ai obtenu mon diplôme de la Juilliard (ce qui signifiait la fin du répertoire classique obligatoire) et j’ai eu une révélation – je n’ai pas besoin de répéter! Il m’arrive de prendre mon violon pour improviser et composer, mais les répétitions quotidiennes sont chose du passé. Je ne sors mon violon que lorsqu’il le faut – même les répétitions de groupe sont réduites au strict minimum – ce qui signifie que pendant plusieurs mois consécutifs, entre les concerts, je ne touche pas à mon violon. Puis, quand je reprends mon instrument, j’ai l’impression de retrouver un vieil ami que j’aime, que j’apprécie et qui me procure de la joie! Et depuis l’obtention de mon diplôme, je constate une amélioration en ce qui concerne ma technique, ma productivité, ma créativité et ma capacité à penser.

Le côté sombre des répétitions

J’en suis venue à croire que la pratique est l’ennemie de la réflexion. Pendant nos années de formation, évidemment, nous devons pratiquer – on ne peut apprendre le violon en théorie et en pensée seulement. Des années de pratique laissent cependant place à des œillères. Après avoir entendu quelqu’un répéter pendant une minute à peine, je peux identifier ses faiblesses seulement en observant ce qu’elle ne répète PAS. Moi, par exemple, j’ai une fixation sur le coup d’archet et l’articulation, donc vous pourriez m’entendre enchaîner d’excellentes séquences, ponctuées par des notes moins que justes, venant accroître un déséquilibre entre mon coup d’archet et mon intonation. C’est pourquoi il faut faire preuve d’une grande conscience (entre autres) pour contrer les effets néfastes de la pratique.

À propos de la pratique (et par quoi la remplacer) 

La pratique peut être utile si elle est utilisée avec parcimonie. Il est bon de se rappeler que plus on pratique, plus ça devient banal. La pratique devrait donc être la dernière (et courte) étape d’une série d’activités parmi les suivantes :

  • Faites des prestations – allez, produisez-vous en spectacle! Si vous jouez mieux en répétition que sur la scène, c’est que vous ne faites pas suffisamment de scène. Tout ce que vous réussissez sur scène devient automatiquement une corde de plus à votre arc, alors prenez des risques, essayez de nouvelles choses, dépassez-vous… plus vous relèverez des défis, meilleurs vous serez!
  • Enregistrez-vous – pendant une prestation, de préférence. C’est facile de se sentir bien en entendant les applaudissements lors d’un concert, ce l’est mois le lendemain quand vous écoutez l’enregistrement! C’est douloureux, mais je branche tout de même mon équipement avant les spectacles et je m’enregistre avec des micros peu flatteurs… mes mauvaises habitudes me rendent folle quand je m’aperçois que je les répète, encore et encore. Il en résulte inévitablement une amélioration!
  • Filmez-vous – la façon dont vous bougez et votre présence sur scène sont aussi importantes que votre son, et ont souvent une plus grande influence sur votre public que votre musique! Analysez votre façon de bouger et de parler : est-ce que votre voix porte jusqu’à la dernière rangée du dernier balcon? N’oubliez pas non plus qu’en musique, vos mouvements correspondent à votre phrasé.
  • Dansez – ma technique de violon s’est beaucoup améliorée lorsque j’ai commencé à intégrer des mouvements de danse dans mes prestations; vous êtes ainsi obligé de solliciter les grands groupes musculaires (essayez de combiner coup d’archet et spinning), et vous apprenez à relâcher la tension de toute partie du corps sur commande. De plus, cela aide à rester en forme et de bonne humeur!
  • Imitez ou transcrivez – écoutez ou regardez des artistes qui pratiquent d’autres genres de musique et essayez de les copier (ou de transcrire ce que vous entendez). Vous vous ferez ainsi l’oreille. Si ces artistes bougent bien, inspirez-vous également de leurs mouvements.
  • Improvisez – je joue tous mes concerts de mémoire, et depuis que j’ai appris à improviser, je n’ai plus peur des trous de mémoire. J’ai appris à composer avec eux, le cas échéant. C’est l’improvisation qui me rend le plus heureuse, et quand j’y ajoute du mouvement, je suis tout simplement ravie. Au fait, la meilleure façon de pratiquer consiste à improviser – faites des gammes délirantes ou intégrez une séquence difficile dans une étude improvisée. Mais n’en faites pas une routine quotidienne!
  • Composez – pour être le meilleur interprète possible, vous devez créer. Il n’y a pas d’autres façons. C’est un peu comme de dire votre propre vérité plutôt que de passer votre vie à lire des scénarios. De plus, dans l’industrie de la musique aujourd’hui, vous bénéficiez de beaucoup plus d’autonomie si vous pouvez composer, improviser ET interpréter.
  • Faites du yoga – c’est au yoga que je réserve ce qui se rapproche le plus d’une pratique quotidienne. Cette activité aide à guérir, à renforcer, à prévenir les blessures, à améliorer la présence sur scène et, par-dessus tout, à développer tous les « angles morts » sans nuire à votre art!  
  • Demandez-vous – pourquoi est-ce que je pratique? Pourquoi est-ce que je veux participer à ce concours? Pourquoi les gens devraient-ils venir me voir en spectacle? Si le fait de remettre en question vos croyances et hypothèses peut mener occasionnellement à une crise existentielle, c’est aussi l’antidote parfait à la pratique imposée qui – bien qu’elle soit gratifiante dans l’immédiat – ne vous mène nulle part rapidement. Et tant que vous y êtes…
  • Écrivez – que ce soit une demande de subvention, votre énoncé d’artiste ou votre site web, le fait d’écrire aide à clarifier votre intention et à ne pas perdre de vue vos objectifs.

En prime : Quelques avantages de ne pas pratiquer

  • Vous disposez de plus de temps libre
  • Vous évitez de vous blesser (vous devriez tout de même faire du yoga, justement pour ne pas vous blesser)!
  • Vous ne dérangez pas vos voisins
  • Vous oubliez vos mauvaises habitudes
  • Vous gérez les imprévus (c.-à-d. les spectacles) avec facilité
  • Vous donnez continuellement un nouveau souffle à votre art
Maria Millar
Maria Millar

filmer et composer

Jouer sa vie est une série de chroniques rédigées par Maria Kaneko Millar qui relate la création de Four Seasons Rising, un projet financé par le Conseil des arts du Canada dans le cadre duquel elle parcourt le Canada et les États-Unis – Nouvelle‑Écosse, Floride, Nunavut et Californie – pour faire des recherches, filmer et composer une œuvre symphonique pour Sonic Escape et un orchestre. Maria est violoniste et compositrice au sein de Sonic Escape, un duo formé de deux diplômés de Juilliard qui marient pièces hyperinstrumentales, histoires, mouvements de danse et œuvres originales, et dont la musique a été qualifiée, par le Washington Post, d’incroyablement imaginative, diversifiée, marquée par un sens incommensurable du plaisir. @sonicescape 

Éditeur : Conseil des arts du Canada

Mots-clés Musique Histoires d'artistes