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Quel prix payer pour concilier liberté et responsabilité dans une démocratie en changement?

3 juin 2019

Discours de Simon Brault
Série Voir grand du Conseil de recherches en sciences humaines
Congrès annuel de la Fédération des sciences humaines
Vancouver, 3 juin 2019

Je remercie la Fédération des sciences humaines de m’avoir invité à participer à la série de conférences Voir grand. Je suis particulièrement heureux d’avoir ainsi l’occasion de réfléchir avec vous sur des enjeux d’éthique et de philosophie politique qui se posent d’une façon de plus en plus fréquente et aiguë dans la conduite des affaires d’une institution comme le Conseil des arts du Canada.

Aujourd’hui, j’aimerais discuter de la responsabilité civique d’une institution de financement d’un secteur d’activités dont la viabilité repose ultimement sur la qualité et la pertinence des contenus et des expériences qu’il génère – mesurées en termes d’engagement des publics et sur la légitimité démocratique, ou si on veut employer un concept à la mode, sur « l’acceptabilité sociale » des subventions publiques dont ce secteur ne pourrait se passer, en tout cas ici au Canada.

La loi constitutive du Conseil des arts du Canada précise qu’il a pour mission de « favoriser et de promouvoir l’étude et la diffusion des arts ainsi que la production d’œuvres d’art ».

La vidéo bilingue de l'allocution de Simon Brault suivie d'une périoide de questions.

Sur le plan pragmatique, le Conseil distribue des fonds publics pour appuyer une création artistique dont la qualité anticipée est évaluée par des pairs et dont la pertinence est éventuellement validée par l’engagement relatif des publics, par une réception critique de plus en plus fragmentée ou par des retombées de diverses natures (culturelles, communautaires, économiques, pédagogiques, diplomatiques, sociopolitiques, etc.) dont la mesure pose souvent problème sur le plan méthodologique, quand mesure il y a. Mais ce pouvoir d’attribuer des ressources (en ce moment en croissance constante jusqu’en 2021) crée des attentes plus ou moins réalistes, mais persistantes, au sein de la communauté artistique et, plus particulièrement, parmi les individus et les organismes dont la valeur du travail a déjà été confirmée plus d’une fois par la réception d’une subvention. C’est compréhensible et légitime, et on n’y échappe pas.

Mais les attentes à l’égard des décisions du Conseil débordent de plus en plus le cercle plutôt restreint des bénéficiaires de nos subventions. Ces attentes sont à la fois financières dans le cas des artistes et des organismes qui aspirent au soutien public et à la validation institutionnelle qu’il représente et politiques ou éthiques pour une partie grandissante du public et plus particulièrement pour des groupes ou des mouvances en quête de reconnaissance, d’équité, de justice sociale et d’inclusion.

On accepte de moins en moins l’idée de l’art pour l’art et on s’attend à ce que le financement public des arts et de la culture participe à la nécessaire utopie démocratique qu’est le bien commun ou l’intérêt collectif. Entre la défense inconditionnelle d’une souveraineté absolue de la liberté artistique trop souvent invoquée pour justifier le statu quo ou le maintien de privilèges acquis et les accusations de vouloir instrumentaliser la création artistique pour servir des finalités sociopolitiques, il y a une marge immense pour des débats qui exigent des réflexions honnêtes, notamment sur la liberté et la responsabilité, des réflexions auxquelles participent aussi les voix qui en ont été jusqu’à maintenant exclues.

Au Canada comme ailleurs dans le monde, le financement public des arts s’est longtemps déroulé sous forme de transactions plus ou moins transparentes entre les subventionnaires et les bénéficiaires de subventions comme si c’était une affaire presque privée que seuls les initiés pouvaient comprendre. Ce n’est plus le cas. Les attentes des artistes et du public sont en croissance; elles proviennent de toutes parts et elles s’expriment ouvertement. C’est à la croisée de toutes ces attentes que l’action du Conseil prend toute sa complexité et que se précise son rôle civique.

À mon avis, le Conseil ne doit pas exacerber les tensions en favorisant les attentes des uns au détriment de celles des autres. Il ne doit pas chercher à imposer, contraindre ou pénaliser, mais il doit tenir compte des phénomènes et des tendances qui ont ou auront des impacts sur la création et le partage de l’art. Il doit chercher à cerner, clarifier et expliquer les enjeux. Il peut instaurer des dialogues, créer des espaces de médiation et parfois même faciliter directement le changement au niveau sectoriel en appuyant des initiatives qui émergent du milieu artistique lui-même, comme ce fut récemment le cas pour la promotion des lieux de travail exempts de harcèlement sexuel et d’intimidation.

Mais là où l’influence du Conseil s’exerce avec le plus d’impact et là où il doit absolument exprimer clairement des intentions et des objectifs qui doivent évoluer parce que la société cherchera toujours à résoudre les contradictions et les blocages qui entravent son développement, c’est au niveau de ses programmes et de ses décisions de financement. Que soutenons-nous au juste, qu’est-ce que l’excellence artistique aujourd’hui, qui la définit, qui l’évalue, qui sont les pairs convoqués pour exercer des jugements sur la valeur esthétique et la pertinence des propositions reçues, qui est invité avec insistance à soumettre des demandes de subvention, à qui s’adresse-t-on, dans quelles circonstances et avec quel discours? La défense inflexible de principes presque sacrés, comme celui de l’excellence artistique a trop longtemps occulté ces questions. Aujourd’hui, je vous assure qu’elles sont posées avec de plus en plus d’insistance à l’intérieur et à l’extérieur des murs de l’enceinte sacrée du Conseil des arts du Canada. Personne ne peut prétendre y répondre à la légère.

L’art et la démocratie

L’art a une portée symbolique immense qui influence la société dans diverses directions. Il peut servir à justifier et consolider l’ordre établi et les relations de pouvoirs qui le servent. Mais, la plupart du temps, l’art exprime, illustre, critique, interroge, transpose et parfois transcende les travers et les espoirs de la société en offrant une proposition pour contrer la banalité et la grisaille, sinon la noirceur et l’horreur.

J’aime croire en cette idée de Camus qui disait que « La fin suprême de l’art est alors de confondre les juges, de supprimer toute accusation, et de tout justifier, la vie et les hommes dans une lumière qui est celle de la beauté, parce que c’est celle de la vérité. Aucune grande œuvre n’a été fondée sur le mépris et la haine » (Albert Camus - L’artiste en prison, préface de La ballade de la geôle de Reading d’Oscar Wilde, 1952).

L’art ne se contente donc pas de reproduire servilement la réalité, mais il y revient immanquablement en cherchant à l’enrichir et à la rendre tolérable en la transformant. Un art qui renoncerait à investir le présent ne pourrait pas s’inscrire dans la durée. Et cette préoccupation de durée est fondamentale, comme le rappelle Hannah Arendt dans L’Humaine Condition (1958): « Le devoir des mortels, et leur grandeur possible, résident dans leur capacité de produire des choses – œuvres, exploits, paroles – qui mériteraient d’appartenir et, au moins jusqu’à un certain point, appartiennent à la durée sans fin, de sorte que par leur intermédiaire les mortels puissent trouver place dans un cosmos où tout est immortel sauf eux. » 

Au moment où elle prend vie, la création artistique est forcément toujours de son époque. Le soutien public à la création artistique doit aussi l’être : le Conseil ne peut donc pas ignorer le contexte social dans lequel il investit. Il ne peut se trouver en rupture avec l’idéal du bien commun. Il ne peut abandonner la quête démocratique à laquelle nos institutions – quelles qu’elles soient – ne devraient jamais se soustraire si elles veulent prétendre perdurer.

À cet égard, dans son récent livre Democracy May Not Exist, but We’ll Miss It When It’s Gone (2019), Astra Taylor dit très justement : « Les forces de l’oligarchie résultent notamment de notre tendance à accepter une notion de la démocratie qui est très proscrite et qui limite le pouvoir populaire à tout ce qui a trait à la politique électorale, faisant ainsi fi des autres institutions et structures (lieux de travail, prisons, écoles, hôpitaux, environnement et économie elle-même) qui influencent la vie des gens. C’est une erreur.» [traduction libre]

Je crois que le Conseil des arts du Canada a un rôle grandissant à jouer au sein de notre démocratie. Son mandat de favoriser l’étude et la diffusion des arts lui confère une mission sociale ouverte et progressiste, mission qu’il faut constamment actualiser en étant conscient du caractère nécessairement contemporain de la création artistique.

Assumer pleinement le rôle civique du Conseil nous impose de ne pas céder devant les oligarchies. Nous ne pouvons pas accepter que les subventions que nous accordons deviennent une chasse gardée pour un groupe restreint ou que notre soutien ne soit acquis qu’à certaines esthétiques et encore moins, qu’à certaines tranches de la population des artistes. Nous avons le devoir de mettre en pratique les principes démocratiques de liberté d’expression pour tous, d’égalité, d’équité et d’inclusion. Nous avons le devoir de solliciter, d’inviter, de soutenir et de faire entendre d’autres voix artistiques et littéraires qui s’ajouteront à celles que nous encourageons déjà et que nous devons encourager tant qu’elles demeurent pertinentes. Il serait tellement facile de ne répondre qu’aux besoins de nos clientèles actuelles sous prétexte qu’ils n’ont pas été comblés au cours de la dernière décennie ou depuis plus longtemps encore. Là n’est pas notre mission; et, encore moins, notre devoir.

La création artistique des générations montantes et des groupes représentants toutes les diversités en quête d’équité et d’inclusion repoussera non seulement les frontières esthétiques, sociales et possiblement économiques du secteur des arts telles que nous les connaissons, mais elle fera aussi avancer notre démocratie. Permettez-moi de citer de nouveau Astra Taylor : « Avec les pressions successives qu’ils exercent, les femmes, les personnes racialisées, les autochtones, les personnes handicapées, les personnes colonisées, les homosexuels et les transgenres, les syndicalistes, les socialistes et autres visionnaires ont non seulement diffusé, mais aussi transformé les concepts de liberté et d’égalité, leur donnant une signification substantielle tout en révélant leurs interconnexions nécessaires. […] Sur le chemin inachevé et imprévisible qui les mènera vers cet horizon attrayant, mais difficile à atteindre qu’est l’autonomie, les personnes dénigrées et dépossédées sont confrontées, à chaque étape, à ces expressions équivoques que sont la liberté et l’égalité. Ce sont elles qui doivent désormais élargir notre vision démocratique, notamment parce que les personnes marginalisées sont bien placées pour voir les vérités que les puissants ne peuvent pas discerner ou choisissent de ne pas voir. » (Democracy May Not Exist, but We’ll Miss It When It’s Gone, 2019) [traduction libre]

Nous observons certainement la montée de telles voix, par exemple avec l’irrésistible élan de la création artistique autochtone. Et le Conseil des arts du Canada a choisi de soutenir cet élan avec davantage de moyens et dans un contexte respectueux de l’autodétermination et de la souveraineté culturelle que réclament les peuples autochtones comme étape nécessaire pour la réconciliation, la justice et la dignité. L’intérêt que suscite la création artistique autochtone au pays et sur la scène mondiale est vif et authentique. Les exemples de spectacles, d’expositions, de films, de concerts et de propositions artistiques de toutes natures qui bouleversent complètement les perceptions, les idées reçues, les préjugés ou les ignorances à l’égard de la réalité autochtone sont très nombreux.

Cette renaissance artistique autochtone est à la fois le signe d’un besoin impératif de création chez les artistes autochtones, la confirmation indéniable de la poussée des peuples autochtones pour leurs droits inaliénables et l’expression symbolique d’un des plus importants mouvements qui peut redonner tout son sens à notre système démocratique. Cette renaissance était aussi historiquement inévitable parce que les peuples autochtones n’en sont jamais arrivés à séparer l’art de la nature, de la vie, de la guérison et de la spiritualité.

Les occasions qu’une institution publique peut et doit saisir pour être davantage en phase avec le progrès de sa société ne se créent pas ex nihilo et, encore moins, selon une logique verticale du haut vers le bas qui imposerait des choix déphasés de la réalité. Il s’agit de s’acquitter de ses responsabilités avec une conscience aiguë du sens actuel et de la portée possible de son mandat. Cette conscience doit démontrer une fine compréhension de la société et les citoyens doivent se retrouver et se reconnaître dans l’action de cette institution.

Dans notre plan stratégique 2016-2021, nous affirmions clairement cette vision, nous y disions : « Le financement public des arts ne repose donc pas simplement sur des impératifs financiers à court terme – même si on ne peut pas nier leur importance. Ce financement sert à bâtir la société dans laquelle nous voulons vivre. » (Façonner un nouvel avenir, plan stratégique 2016-2021)

Pour le Conseil des arts du Canada, cette vision prend forme et force par le biais des créateurs et des organismes qu’il soutient et du public que les œuvres de ces créateurs interpellent. André Malraux écrivait de façon très juste : « L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme. L’œuvre surgit dans son temps et de son temps, mais elle devient œuvre d’art par ce qui lui échappe. » (La Métamorphose des dieux, 1957)

Je crois que, outre l’emploi du mot homme pour désigner tous les humains, cette citation résume bien le caractère fondamental des arts dans notre développement collectif et qu’elle évoque indirectement cette responsabilité qu’ont les organismes publics de financement aux arts de maintenir ce dialogue multiforme et constamment changeant entre les arts et la société. Si les arts n’interpellent plus nos sociétés, qui interpellent-ils? Y a-t-il ici une autre réponse que « personne » à cette question? Si le financement offert par les organismes publics est circonscrit par des balises qui en limitent l’accès à un groupe restreint, et pire, toujours au même groupe, fait-on fi du changement et de l’évolution des sociétés? Ici, je peux rapidement et catégoriquement répondre « oui ». Pour ne pas s’enliser dans l’immobilisme et contribuer à la disparition progressive de notre humanité, les artistes et tous les citoyens se doivent de saisir le caractère impératif du rôle civique des institutions publiques et de s’approprier la plateforme démocratique qu’il leur offre.

De l’urgente nécessité de créer des espaces de confiance

Nous avons l’impression de vivre en étant ouverts sur le monde, d’être en lien et en dialogue constant les uns avec les autres et d’être mieux informés et d’avoir un mot à dire sur la suite du monde. Illusion évidemment accentuée pas le numérique.

Pourtant, la désinformation gagne sans cesse du terrain, et les liens que nous établissons sont souvent paramétrés par des algorithmes qui nous enferment dans des frontières invisibles dessinées par nos habitudes.

Enfermés dans un monde dont on fait tout pour nous convaincre que nous en sommes chacun le centre, nous nous surprenons à être les spectateurs passifs du naufrage appréhendé de la démocratie, de la stigmatisation de l’étranger, du réfugié ou de l’immigrant. Nous remarquons à peine que le repli sur soi et les crispations identitaires fassent figure de remèdes à une mondialisation inexpliquée et hors de contrôle.

La maîtrise sans cesse plus poussée de la technologie nous donne l’illusion de pouvoir tout prédire et prévenir, comme si nous pouvions enfin vivre en échappant aux imperfections et aux mystères de la condition humaine. Pourtant, la véritable imperfection, ce serait d’oublier la condition humaine.

Nous devons redonner à l’humain des espaces de confiance dans lesquels, il peut s’exprimer, débattre et être entendu. Des espaces d’ouverture aux autres.

Ces espaces de confiance doivent s’ériger hors de toute pensée coloniale, de toute volonté de s’abroger les droits des autres, de s’approprier les droits des autres ou de nier les droits des autres, que cela se nomme colonialisme, populisme, relativisme culturel, impérialisme ou autre. Et l’art a encore et toujours le pouvoir de créer ces espaces.

Certains artistes expriment des préoccupations que le politique n’ose pas évoquer, mais qui rejoignent les êtres humains auxquels ils s’adressent tant dans leurs pays qu’au-delà des frontières. Ce sont les voix, parfois discordantes, garantes de la démocratie et de son renouvellement.

Comme le disait le prix Nobel de littérature Wole Soyinka, les arts et la culture peuvent dire la vérité aux dirigeants, à celles et ceux qui exercent le pouvoir. (Entrevue menée en 2018 sur Facebook, lors du 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme). Évidemment, ce n’est pas toujours une vérité qu’ils souhaitent entendre.

Cette liberté artistique ne peut s’ériger à l’encontre de la reconnaissance et du respect des droits culturels de chacun et hors de la société dans laquelle elle évolue. Lorsqu’elle brime ces droits, elle crée des espaces de méfiance comme on l’a constaté à l’occasion du mouvement #moi aussi ou lors de controverses très médiatisées sur l’appropriation culturelle.

Les débats sur le racisme systémique, la discrimination, le colonialisme et la décolonisation, la censure, la rectitude politique, la liberté artistique, l’intimidation ou l’exclusion économique n’ont pas épargné le milieu culturel et ont fourni une parfaite illustration de la complexité d’établir de véritables espaces de confiance. Plus encore, ces débats ont souligné que la liberté d’expression essentielle à la création artistique n’est pas un privilège absolu et qu’elle doit s’exercer dans le respect des droits culturels et humains. Le progressisme des arts n’est pas un fait acquis. L’expression artistique ne doit pas devenir une prérogative.

Plus de cent ans après et bien des débats sur l'art pour l'art,  peut-on se demander si cette pensée ne ferait pas surface aujourd’hui  sous la forme d’un nouveau conformisme permettant à l'art de s'imposer au-dessus des droits communs?

Le Conseil des arts est de plus en plus interpellé lors de ces débats. Il l’est par les pairs lors des délibérations sur les projets artistiques et les propositions des institutions et des organismes artistiques et c’est une bonne chose parce que cela confirme une véritable diversification au niveau de nos pairs, une diversification qui doit continuer de progresser. Le Conseil est aussi interpellé publiquement comme ce fut le cas l’été dernier lors des controverses entourant la création des spectacles SLĀV et Kanata. Le Conseil doit à chaque fois de démontrer que son fonctionnement, ses programmes, ses principes et ses services sont accessibles à tous et défendent les droits de tous, notamment ceux des individus qui luttent pour que la démocratie progresse grâce à l’inclusion et ceux des artistes qui s’expriment à travers leur création.

L’idée que le Conseil des arts du Canada pourrait opérer dans une zone de neutralité qu’aucun débat de société ne pourrait perturber n’est définitivement pas réaliste. En même temps, le Conseil ne peut pas et ne doit pas se transformer en un tribunal ou en une instance politique qui tranche tous nos débats de société, qui édicte les normes et les comportements acceptables ou qui se charge de la réparation de tous les torts causés aux victimes de l’histoire. Ce serait là outrepasser notre mandat et miner notre crédibilité institutionnelle. Ce serait aussi d’une prétention intolérable.

Notre rôle consiste à éclairer les multiples voies que peuvent emprunter les artistes dans leur démarche de création et dans leur volonté de rejoindre des publics, y compris à l’international. Et puisqu’il s’agit d’éclairer, nous prenons en compte les mouvements, les avancées, les aspirations et les changements technologiques et autres qui façonnent le développement social et qui deviennent, inévitablement, à la fois des matériaux de création artistique et littéraire et des facteurs qui influencent l’inscription de l’art dans l’espace public.

C’est donc au cœur de cette tension entre des droits, des acquis, des privilèges perçus ou réels et des revendications légitimes exprimées avec force, que le Conseil a entrepris de susciter un nouvel engagement de la communauté artistique dans ses rapports complexes avec les forces qui redéfinissent sa société. Sans un tel engagement renouvelé, le Conseil sera témoin de la même désertion publique que celle qui se produit envers trop de nos institutions.

Participer à la refondation du pacte social

Mais je suis convaincu que nous sommes loin d’entendre le glas qui sonne la fin de la contribution des arts à un développement durable. Au contraire. Et j’aimerais m’attarder ici sur l’aspect critique de cette tension, entre servir un secteur et servir l’ensemble de la société, pour offrir aux arts une place aux tables où se discute et se décide en bonne partie notre avenir.

La légitimité démocratique se gagne et se confirme en prenant acte des changements sociaux, en contrant le déficit de représentativité sur la place publique, en reflétant l’ensemble de la société, en confrontant le statu quo, en remettant en question le progressisme autoproclamé du secteur des arts et en favorisant l’émergence et la diversité des idées. Bref en étant un incubateur et un accélérateur de changement. Est-ce que cette vision audacieuse est toujours populaire? Pas toujours, surtout pas quand la tension entre la société et la communauté artistique est exacerbée. Cette vision est certainement moins populaire auprès de celles et ceux qui réclament, au nom de l’excellence artistique et de leurs acquis historiques, l’exclusivité du soutien du Conseil.

Nous tentons de répondre à une demande à l’échelle du pays pour l’avancement de l’ensemble de la société et non pour l’avancement d’intérêts circonscrits. Et la vision restreinte et intéressée de certains met souvent en péril le plein potentiel du secteur des arts à prendre en compte et à participer de façon constructive aux mouvements progressistes qui traversent nos sociétés comme les récents mouvements sur la réconciliation, contre le colonialisme et l’appropriation culturelle, pour l’environnement, la diversité et la représentativité, et l’équité. Les préoccupations financières obnubilent trop souvent encore l’immense portée symbolique qu’ont les arts et leur pouvoir de créer un sentiment d’appartenance et les espaces de confiance essentiels à la libre et diverse expression de toutes et de tous.

Autonomie décisionnelle et responsabilité

En quoi les fondements à la source de la création du Conseil des arts du Canada, il y a de cela plus de 60 ans, nous permettent-ils de répondre à la réalité actuelle?

Pour bien saisir ces fondements, je vous ramène à cette époque et à la pensée qui a prévalu à la création du Conseil des arts en 1957, après la Seconde Guerre mondiale et au principe d’autonomie décisionnelle au cœur de ceux-ci. Je dirais qu’il y avait à cette époque une nette prise de conscience de la manipulation des arts à des fins de propagande gouvernementale. Et les architectes de la conception du Conseil ont doté l’organisme de la relation d’autonomie requise à l’égard du gouvernement pour soutenir les arts tout en respectant la liberté des artistes de poursuivre des projets sur des sujets qu’ils jugent eux-mêmes essentiels. Il est important de se rappeler que, pour éviter le dirigisme et l’autoritarisme dont l’Allemagne nazie avait fait preuve en transformant les arts en outils de propagande, les Britanniques avaient introduit, en 1945, ce système autonome de soutien aux arts à bonne distance du gouvernement. Comme le souligne notre dernier plan stratégique : « les gouvernements financent les arts pour atteindre des objectifs de développement humain ».

Après plus de 60 ans d’existence, à une ère des opinions partagées instantanément et abondamment, des nouvelles réellement fausses et des vraies nouvelles qualifiées de fausses par ceux qui ne veulent pas les entendre, à une ère où le populisme et le relativisme culturel mènent chacun leur propagande, le principe d’autonomie demeure fondamental pour la défense de la liberté artistique et de tous les droits culturels. Quelle est l’importance de cette autonomie décisionnelle? Elle est essentielle. Nous devons la défendre à tout prix et quel qu’il soit. Aucun prix ne sera trop élevé pour défendre les droits culturels de tous. Si nombre de citoyens ne se reconnaissent plus dans des systèmes et des institutions actuelles politiques, économiques ou autres, le Conseil, par son autonomie, offre une plateforme publique libre. Le Conseil des arts d’aujourd’hui exprime son refus des dogmes, y compris ceux qu’il a lui-même érigés au fil des ans. Il fait tout pour de ne pas être l’otage – en réalité ou même en apparence – de celles et ceux qui travestissent son mandat sous le couvert d’une conception figée de la liberté artistique ou d’une définition de l’excellence, dont l’étroitesse est de plus en plus suspecte aux yeux de celles et ceux dont les voix artistiques ont été ignorées ou condamnées à l’indigence systémique.

Ainsi nous devons exercer de façon pertinente l’autonomie que la loi nous confère pour appuyer de façon inclusive le développement de l’ensemble de la société. Nous cherchons à ne pas être au service des oligarchies qu’évoque Astra Taylor, en étant à la hauteur de la responsabilité démocratique qui nous a été initialement accordée, mais qu’il faut toujours réaffirmer, sinon reconquérir.

En 2016, nous avons pris des engagements clairs pour créer de nouvelles possibilités pour les artistes de toutes les diversités que ce pays recèle et pour les nouveaux publics.

Je crois qu’avec notre plan, nos engagements, nos investissements stratégiques, la compréhension nationale et internationale que nous avons de notre mandat et, bien entendu, le doublement progressif de notre budget qui sera atteint en 2021, nous sommes en mesure d’amplifier le rôle et la portée réelle des arts dans le développement de nos sociétés. Je crois que nous pouvons être une institution démocratique du 21e siècle. Jamais il n’y aura un moment plus propice pour se montrer ambitieux et résolu pour les arts et la culture. Et je veux m’assurer que le Conseil ne rate pas l’occasion de faire sa part et d’exercer une influence positive durable sur la viabilité du secteur artistique et la destinée de la démocratie.

Conclusion

Dans l’intitulé de cette allocution, je posais la question « Quel prix payer pour concilier liberté et responsabilité dans une démocratie en changement? » Je pensais alors à une phrase de Victor Hugo qui disait : « Tout ce qui augmente la liberté augmente la responsabilité. Être libre, rien n’est plus grave; la liberté est une conscience. » (Actes et paroles, 1870-1876).

Qui ne voudrait pas payer le prix de la liberté, quel qu’il soit, je vous pose la question.