Drapeaux

Notes pour la participation de Simon Brault au G7 de la culture à Florence

31 mars 2017

Le directeur et chef de la direction du Conseil des arts du Canada participait au premier G7 de la culture à Florence à titre d'expert culturel ‎pour le Canada. Voici les notes à partir desquelles il a contribué à la conversation portant sur les grands enjeux culturels et patrimoniaux qui préoccupent les pays du G7.

Nous vivons un moment de l’histoire défini par la primauté de ses paradoxes.

Fruit de la création passée, le patrimoine artistique et culturel qui a subsisté jusqu’à nous est la preuve tangible des avancées des civilisations qui nous ont précédées. Il est une inépuisable source de connaissance, d’interprétation et d’inspiration. Il fascine les experts comme les masses, autant qu’il remet en question les choix de société qui s’offrent à nous. Au-delà de toutes nos différences, nous devrions veiller à sa protection. Pourtant, le patrimoine est trop souvent victime de nos conflits, de notre cupidité, de notre irresponsabilité et, plus encore, de l’absence de mobilisation de la société civile.

Ainsi, le tourisme offre une occasion de valoriser la fréquentation du patrimoine, mais, au point même, en menace l’intégrité, sinon la survie. La grande valeur qu’on attribue à juste titre au patrimoine l’expose au pillage et à la folie destructrice des terroristes.

La préservation du patrimoine artistique et culturel exige une mobilisation urgente des meilleures intelligences de la société civile et des volontés politiques les plus éclairées, afin que ce qui nous a été légué puisse demeurer aujourd’hui et demain un facteur d’éducation, de progrès et de civilisation. La récente annonce de l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit est réjouissante. Il reste encore beaucoup à faire pour mobiliser et conscientiser les citoyens.

Et l’ère numérique dans laquelle nous vivons ajoute une nouvelle donne à nos paradoxes.

La révolution numérique qui s’accélère sans cesse depuis le tournant des années 2000 s’est imposée dans tous les secteurs de la société, dans tous les aspects de l’activité humaine et sur tous les territoires. Et de façon inégale, puisque l’inégalité est une triste constante de notre évolution. Un nouveau modèle de civilisation s’impose avec fracas : un modèle entre illusion et évolution, un autre paradoxe de civilisation auquel nous n’échapperons pas.

À l’ère numérique, nous avons l’impression de vivre dans un monde affranchi de ses frontières, d’être en liens et en dialogue constant les uns avec les autres et d’avoir accès à tous les contenus afin d’être mieux informés et d’avoir un mot à dire sur la suite du monde.

Pourtant, la désinformation gagne sans cesse du terrain, et les liens que nous établissons sont souvent paramétrés par des algorithmes qui nous enferment dans des frontières invisibles dessinées par nos habitudes.

Enfermés dans un monde dont on nous a convaincus que nous en étions chacun le centre, nous nous surprenons à être les spectateurs passifs de la stigmatisation de l’étranger, du réfugié ou de l’immigrant. Nous remarquons à peine que le repli sur soi et les crispations identitaires font figure de remèdes à une mondialisation inexpliquée et hors de contrôle. À la frilosité ambiante s’ajoute l’effondrement des modèles jusqu’ici connus de distribution, de communication, d’échanges, de consommation et de médiation.

La maîtrise sans cesse plus poussée de la technologie nous donne l’illusion de pouvoir tout prédire et prévenir, comme si nous pouvions enfin vivre en échappant aux imperfections et aux mystères de la condition humaine. Pourtant, la véritable imperfection, ce serait d’oublier la condition humaine.

Probablement pour la première fois, l’enjeu central d’un modèle de civilisation est la place que l’être humain pourra continuer d’y occuper.

Le véritable questionnement au sujet du numérique, c’est ultimement un questionnement sur le caractère essentiel de sa propre fonction pour le développement humain. Il en va même de notre capacité d’exercer notre libre arbitre.

Avant d’en être dessaisi et pour empêcher cette aliénation, utilisons notre pouvoir de faire des choix :

  • Pour ne pas devenir les touristes des ruines de notre passé.
  • Pour que les diktats d’une poignée de géants du numérique ne formatent pas unilatéralement la création et le partage de l’art
  • Pour contrer la déshumanisation du numérique et la déshumanisation par le numérique
  • Pour que l’art, la littérature, la culture et le patrimoine de l’humanité restent au cœur du destin de nos semblables comme un ancrage de société et de civilisation
  • Pour que nous puissions être les acteurs solidaires d’un avenir dont nous refusons d’être bannis

Le poète italien Cesare Pavese a déjà écrit que l’art est bien la preuve que la vie ne suffit pas. Puisque la technologie continue à vouloir régir nos vies au point de nous en aliéner, l’art est sans doute appelé à devenir la véritable preuve que la technologie ne suffit pas.

Nous devons ensemble saisir toutes les occasions pour mettre au cœur de nos sociétés la contribution fondamentale du patrimoine, des arts, de la littérature et de la culture à la démocratie, à l’émancipation des individus et des groupes marginalisés ou exclus, au dialogue et à la réconciliation entre les peuples autochtones et non autochtones, à la cohésion sociale, à la diversité, à l’éducation, à l’environnement, au développement économique, au commerce équitable et à la diplomatie publique.

Le soutien public conséquent aux arts et au patrimoine doit redevenir un véritable projet de société défendu non seulement par les esprits les plus conscients, mais aussi par les citoyens de toutes origines et conditions et par les diverses instances de la société civile qui le considéreront comme un poumon du développement humain.

Le Canada postnational sur l’échiquier mondial

Depuis plus d’un demi-siècle, soit après la Seconde Guerre mondiale, nous nous accrochons tant bien que mal à des postulats qui devaient assurer l’avancement de nos sociétés.

Le choix de se confiner à des modèles culturels, économiques, organisationnels ou autres qui vacillent nous conduira à rêver d’un hier qu’on croyait grand et à proposer, pour tout projet d’avenir, ce passé aux habits de grandeur.

La nostalgie n’est pas un projet.

Au Canada, nos hiers ont des connotations précoloniales, coloniales et postcoloniales. Mais, nos aujourd’hui et demain sont sans nul doute postnationaux. Ce concept ne relève ni de l’idéalisme ni de l’angélisme. Il relève de la nécessité de sublimer l’idée de frontière, d’accepter une citoyenneté multiple et d’adhérer à des droits universels de la personne.

Dans les discussions sur le postnationalisme, plusieurs commentateurs citent l’écrivaine canadienne Mavis Gallant qui définissait un Canadien comme une personne qui a une solide raison de penser qu’il en est un. Nombreux y ont lu l’absence d’une identité canadienne. Moi, j’y lis d’abord une adhésion réfléchie à une communauté.

J’y vois aussi un écho à cette proposition du philosophe Achille Mbembe qui affirme que « l’identité n’est pas essentielle, [puisque] nous sommes tous des passants ».

État des lieux : état d’avenir

L’évolution démographique, la mondialisation des échanges, l’omniprésence des technologies numériques dans nos vies individuelles et dans nos interactions sociales, la redéfinition nécessaire et urgente des relations entre les peuples autochtones et non autochtones du Canada, ainsi que les aspirations de la jeunesse actuelle sont les moteurs de la transformation profonde et continue du Canada et de la compréhension même de son passé, de son présent et de son avenir.

Ce sont aussi là les moteurs de la transformation d’envergure qu’a entreprise le Conseil des arts il y a plus de deux ans pour affirmer haut et fort l’importance de l’art dans la société.

Nous sommes partis d’un constat : nous devions faire éclater l’idée de modèle normatif. Nous devions nous libérer des quelque 140 programmes cloisonnés par discipline et concilier art, développement durable et responsabilisation. À long terme, nous savions aussi que nous ne pourrions seuls assumer le leadership. Lors du dernier Sommet mondial de la culture organisé par la Fédération internationale des conseils des arts et des agences culturelles, je l’ai dit à mes homologues et je le réaffirme sur cette tribune : nul ne peut assurer seul un leadership ayant pour but d’instaurer le changement. Nous avons besoin d’un leadership partagé dans lequel s’unissent tous les secteurs, toutes les pratiques, tous les échelons, tous les citoyens. Ultimement toutes les nations.

Leadership partagé

Pour y aspirer, nous devons trouver des espaces pour discuter, pour réfléchir, pour nous remettre en question, pour repenser notre vivre ensemble, pour contrer la négation des valeurs démocratiques, pour redéfinir le développement humain. Assurément la dimension numérique nous fera passer par tous les extrêmes : d’un côté, nous nous replierons sur les paramètres que nous connaissons pour ériger des frontières protectionnistes; de l’autre, nous voudrons établir des réseaux, des liens pour profiter de la riche réciprocité des échanges culturels; entre les deux, nous nous assiérons à des tables pour négocier des ententes qui devront à nouveau l’être lorsqu’elles auront été enfin entérinées.

Il y a deux semaines, le Conseil des arts du Canada conviait la communauté artistique et des penseurs du numérique à participer à un Sommet sur les arts à l’ère numérique.

Ce Sommet proposait de s’affranchir tant de la pensée magique à l’égard des technologies que de la rigidité de nos habitudes et modèles prénumériques. Encore une fois, la question était de saisir les occasions qu’offre le numérique pour mettre la création au cœur de notre développement durable.

J’ajouterais que, s’il est un patrimoine que nous devons préserver, c’est celui du droit de créer librement et d’accéder à la création de qualité.

Évidemment, le Canada n’a pas une masse de biens patrimoniaux équivalente à celles d’autres pays, comme, par exemple, notre hôte, l’Italie. Mais, peu importe la nature ou la taille du patrimoine, ce que nous devons affirmer et réaffirmer, c’est l’importance primordiale et non négociable que nous accordons à la créativité humaine, aux arts et à la culture.

Pour parvenir à préserver l’idée même d’un patrimoine culturel, nous avons besoin d’adhérer à un leadership partagé maintenant plus que jamais.

En 2016, Freemuse recensait 1028 attaques contre des artistes et des violations de leurs droits dans 78 pays. Ce nombre représentait le double de celui recensé en 2015. Des attaques directes à la liberté d’expression et souvent même de la censure. Les modèles mis en place après la Seconde Guerre mondiale ne suffisent plus à garantir la libre expression.

Nous avons besoin du pouvoir rassembleur de l'art et de la créativité humaine symbolisée dans notre patrimoine mondial pour nous libérer de notre condition de témoins horrifiés et désemparés de crises humanitaires de plus en plus graves. Nous avons besoin des preuves passées, actuelles et futures de la création humaine pour nous aider à imaginer un avenir meilleur pour tous.

Ce n’est pas le moment d’être craintifs. Au contraire, c’est le moment de faire preuve d’un leadership audacieux.

Dans L’enfer, Dante écrivait: « Il n'est pas de plus grande douleur que de se souvenir des temps heureux dans la misère.» En fait, cette citation de Dante m’est revenue à l’esprit lorsque l’auteure et documentariste Astra Taylor, qui participait au Sommet sur le numérique du Conseil, a affirmé: « La démocratie n’existe peut-être pas, mais elle nous manquera quand elle aura disparu. »

Nous devons miser sur une nouvelle démocratie culturelle portée et protégée par les citoyens du monde qui auront compris et intégré l’importance des arts, de la littérature, de la culture et du patrimoine dans leur vie. Des citoyens qui auront compris que la protection des fruits de la création humaine est, ultimement, un acte citoyen, un acte d’ouverture et un acte d’espoir encore à notre portée.

Nous verrons peut-être alors surgir une reconfiguration des rapports de forces sociaux à partir du bas vers le haut, qui nous permettra d’éviter une descente aux enfers.

Portrait - Simon Brault 2014
Simon Brault, O.C., O.Q.

Directeur et chef de la direction

Simon Brault est directeur et chef de la direction du Conseil des arts du Canada. Auteur du Facteur C : l’avenir passe par la culture, un essai sur l’avancement des arts et de la culture dans l’arène publique, il a participé activement à d’importantes initiatives, notamment à l’Agenda 21C de la culture au Québec. Instigateur des Journées de la culture, il a aussi été membre fondateur de Culture Montréal et, de 2002 à 2014, président élu de l’organisme. En 2015, l’Ordre des comptables professionnels agréés du Québec lui remettait le prestigieux prix Hommage pour avoir réussi « à réunir deux univers que tout opposait auparavant, les arts et le milieu des affaires, une union des plus profitables pour l’ensemble de la société ». Suivez Simon Brault sur Twitter : @simon_brault

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