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Commentaire de la commissaire

Auparavant, je créais de l’art animée par la passion de raconter une histoire précise, longue et complexe, sur des années : sur la période où Sheila était enfermée, ou celle où je travaillais à Woodlands, ou encore les débats longs et violents sur la pornographie. En 2009, je travaillais à une histoire d’art sur les cadavres et le positionnement politique de la guerre. Puis, ma jeune amie Tempest Grace Gale a été assassinée. Peu après, une autre amie, Catherine White Holman, est morte dans un écrasement d’avion. Ensuite, ma copine, Della, a subi une série de petits AVC et a fait une chute qui lui a fracturé le dos.

Soudainement, funérailles et examens médicaux étaient à l’ordre du jour. Mon horizon temporel se limitait au jour présent, puis au jour suivant et à celui d’après. Dans mon art, je ne pouvais plus raconter l’histoire de la guerre. Tout tournait plutôt autour de ce qui se trouvait devant moi : ce morceau de bois flottant (noyé comme Tempest); ces ailes (comme Catherine tombant du ciel); cette charnière brisée (comme la colonne vertébrale fracturée de Della).

Cette œuvre est faite d’un chevauchement d’éclats de sens : le handicap, le regard fixe de la « lesbienne féminine », les amis morts, le racisme, la pluie sans fin, en même temps; toutes ces choses agissent sur nous en même temps dans nos vies quotidiennes. Ces significations superposées se reflètent dans les expressions qui couvrent les bords des panneaux, qui ne définissent pas une seule pièce ou un groupement, mais lancent des questions, font naître d’autres interprétations de la série dans son ensemble.

Les sculptures de Tempest Grace Gale m’ont fortement influencée. Elle réalisait des figurines à l’aide d’ordures récupérées aux mêmes plages, forêts et dépôts de recyclage où je trouve les miennes. Elle les combinait avec des poupées joyeusement déconstruites. J’ai fini par ajouter la sculpture sur bois au mélange de mes médiums, et Della m’a apporté les poupées Barbie du dépôt de recyclage, que j’ai démembrées et remembrées, à la manière de Tempest.

Barbie est excellente, car elle est si répandue et banale. Elle est aussi en constante évolution normalisée : son monde est axé sur le passage d’une garde-robe à une autre. Dans ces pièces, la transformation de son corps (plutôt que le changement de vêtements) juxtapose les changements normalisé et déviant. En tant qu’humains, nous passons sans cesse d’un état à un autre. Certaines transformations sont socialement construites comme étant anodines; d’autres sont perçues comme étant étranges, perturbantes, tragiques. Toute personne qui vit assez longtemps va devenir vieille : ce changement est considéré comme naturel. Toute personne qui vit assez longtemps devient handicapée (ou handicapée, d’une nouvelle manière) : ce changement est jugé contre nature.

Dans la culture occidentale, le handicap n’est pas accepté comme faisant normalement partie de la vie. La société ne s’y attend pas, ne s’articule pas autour de lui ou ne l’accueille pas dans la vie quotidienne. La construction inattendue de ces figurines met en question la manière dont la société présente le handicap comme une fracture dans le mode de vie ordinaire, et non comme quelque chose qui en fait normalement partie intégrante.

Lorsqu’un artiste crée une figurine, ce n’est pas simplement une figurine. Des significations sociales ont été associées si fermement, si implacablement à nos corps au fil de l’histoire que nous prenons ces concepts sociopolitiques pour une réalité immuable. Nous ne voyons pas des corps, mais des impératifs moraux : le handicap est une tragédie, la race, une question de biologie, et nos sexes rebelles sont faits pour que nous avancions deux par deux.

Ces figurines sont bizarres et composées de morceaux brisés. Ce n’est pas que nous (les gens, étranges et ordinaires dont le corps défie la défaillance) soyons brisés, mais que nous sommes humains. Et la condition humaine est bizarre, contradictoire, composée d’éléments disparates. Les figurines expriment aussi le pouvoir et la beauté, non parce que nous transcendons notre douleur, ou que nous nous sommes définitivement libérés, mais parce que nous possédons la force, la grâce et l’émerveillement, indissociables de notre chagrin, notre confusion et notre colère.